Un mandat qui était pourtant clair - Une commission privée de droits

La Commission québécoise des droits de la personne finira-t-elle par n'être que l'ombre d'elle-même? Des jugements récents font craindre le pire, tant à la Commission qu'au sein des groupes de défense des droits.

Comme Le Devoir en a déjà fait état, un syndiqué victime de discrimination n'a plus accès au Tribunal des droits de la personne. Il doit plutôt porter plainte devant un arbitre des griefs. Techniquement, la Commission des droits de la personne pourrait tenter une médiation avec l'employeur pour régler le problème. Mais si la médiation échoue, le Tribunal n'entendra pas la cause, comme cela se faisait dans le passé. En pratique, plusieurs employeurs — le gouvernement y compris! — refusent donc toute médiation et menacent même la Commission de mise en demeure lorsqu'elle veut faire enquête.

La situation découle d'une série de jugements rendus en mars par la Cour d'appel du Québec. Mais la débâcle de la Commission a vraiment commencé un an plus tôt, à la suite d'une décision de la Cour d'appel en matière de harcèlement sexuel au travail.

La cour a décidé que toute travailleuse qui s'absente de son travail en raison du harcèlement qu'elle subit doit être dédommagée par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST). Son cas ne relève plus de la Commission des droits.

Or la CSST n'indemnise que les maladies découlant du travail. Il faut donc prouver que la maladie a été directement causée par le harcèlement sexuel, ce qui est très difficile à faire: seulement une réclamation sur 13 est acceptée en première instance, selon une étude menée par Katherine Lippel, professeure de droit à l'Université du Québec à Montréal.

Des réactions

De plus, contrairement à la Commission, la CSST n'a pas le mandat de faire cesser le harcèlement et elle n'est pas là non plus pour punir le harceleur. «Vous imaginez la réaction des victimes! raconte Linda Smith, du Groupe d'aide et d'information sur le harcèlement sexuel au travail. Elles nous disent: Oui, mon employeur ou mon collègue m'a rendue malade. Mais ce n'est pas la maladie que je veux traiter, c'est la discrimination. Est-ce que le gars va être puni? Qu'est-ce qui va arriver quand je vais retourner au travail?» La réponse: rien du tout.

Les enquêteurs de la CSST n'ont pas non plus d'expertise en matière de discrimination. «Une femme victime de harcèlement sexuel, ça n'a rien à voir avec un gars qui a mal dans le dos! indique Mme Smith. Elle va pleurer en racontant son histoire, elle va parler de sa vie. Les agents de la CSST ne savent pas quoi faire avec ça!»

La Commission des droits de la personne a bien ses lacunes, mais son mandat, au moins, était clair et elle avait une expertise, poursuit Mme Smith. «Là, on recule de 20 ans!»

La situation ne s'est toutefois pas embrouillée d'un seul coup. Elle s'est développée au fil de cas précis et d'astuces juridiques qui ont fini par avoir des effets pervers. La présidente de la CSN, Claudette Carbonneau, peut d'autant mieux en parler que c'est une cause impliquant sa centrale syndicale, l'affaire Béliveau-St-Jacques, qui est à l'origine de la première perte de compétence de la Commission des droits de la personne.

En 1989, une employée d'une fédération de la CSN avait réclamé une indemnisation auprès de la CSST pour harcèlement sexuel. «C'était un choix avantageux pour elle et la CSN, comme employeur, ne s'est pas objectée à cette démarche», explique Mme Carbonneau. Puis l'employée a poursuivi la Fédération en Cour supérieure sur la base de la Charte des droits et libertés. Un double recours qui semblait menaçant pour la CSST, organisme important pour le mouvement syndical.

«Nous étions contre le principe du double recours. On privilégiait plutôt le droit d'option, poursuit la présidente de la CSN. La Cour suprême nous a donné raison, mais avec une décision beaucoup plus large que prévu, qui obligeait les plaignantes à passer par la CSST. On était consternés de voir l'impact que ça avait.»

Pour Katherine Lippel, qui a étudié à fond le dossier, le changement, que d'autres décisions ont raffiné, fut majeur. «Dans les faits, il n'y a plus de forum pour traiter du harcèlement sexuel ou racial dans un lieu de travail, constate-t-elle. Les dossiers deviennent très techniques, très médicalisés.

«Et l'ironie de la chose, c'est que plus les dommages sont graves pour une victime, moins elle a de droits. Car si une femme victime de harcèlement n'a pas manqué de journée de travail, là elle peut se plaindre à la Commission des droits et obtenir une réparation globale, qui touche aussi au comportement du harceleur.»

C'est aussi pour couper court à la possibilité de doubler les recours que la Cour d'appel, l'hiver dernier, a privilégié le système d'arbitrage plutôt que le Tribunal des droits de la personne pour les autres cas de discrimination vécus par les syndiqués. Les non-syndiqués, eux, ont toujours accès au Tribunal.

Ce double régime en fait frémir plusieurs. Notamment parce qu'il faut l'autorisation de son syndicat pour avoir accès à un arbitre. Un travailleur qui estime que son syndicat lui-même fait de la discrimination, comme c'est le cas en matière de clauses discriminatoires, perd donc tout recours.

L'État-employeur

Depuis son entrée en fonction comme président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse l'an dernier, Pierre Marois est sidéré de constater à quel point les compétences de l'organisme sont attaquées, notamment par le gouvernement. Celui-ci remettait même en cause la capacité de la Commission de contester la validité d'une loi qui contrevient à la Charte des droits et libertés.

«On a au moins gagné cette cause-là devant la Cour d'appel, se réjouit M. Marois. C'est un très gros morceau, d'autant plus que le procureur général n'est pas allé en appel.»

Les autres décisions de la Cour d'appel ont toutefois laissé dans leur sillage des problèmes complexes, qui restreignent même la possibilité pour la Commission d'ordonner des mesures pour faire cesser une discrimination. «Dans le passé, dans un cas de discrimination dans le secteur du logement, on avait ordonné à un propriétaire de mettre une affiche à la porte de son immeuble. On ne pourrait plus le faire», illustre M. Marois.

La Commission a donc demandé à la Cour suprême d'entendre les causes litigieuses en appel. Elle attend toujours la réponse. Parallèlement, elle a rencontré, fin juin, près de 30 organismes syndicaux et communautaires et des experts juridiques pour faire le point dans le dossier. Un comité de travail a été institué, qui s'est rencontré une première fois cette semaine et qui doit proposer des amendements législatifs au gouvernement d'ici Noël.

Mais le législateur est aussi un employeur qui conteste la compétence de la Commission et du Tribunal. Des groupes, comme la CSN, ont déjà rencontré des ministres à ce sujet. «Mais le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il n'y a pas eu de suites, se désole Claudette Carbonneau. Et nous ne sommes pas les seuls à sentir que des difficultés importantes se profilent à l'horizon.»

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