Revitalisation du quartier Saint-Roch - Les deux solitudes

Québec — Malgré les succès de la revitalisation du quartier Saint-Roch, le mariage entre arts et entreprises technos n'y est toujours pas consommé. Le rêve d'un Saint-Roch technoculturel du maire Régis Labeaume reste encore à faire.
«On parle souvent du mélange entre la technologie, la culture et les affaires à Québec comme étant quelque chose de très actuel, mais il n'y a pas de réel contact entre ces gens-là», avance Éric Couture, porte-parole du centre d'artistes la Chambre blanche. Spécialisée dans l'art Web, la Chambre blanche constate bien malgré elle qu'elle est méconnue de la plupart des entreprises technos du secteur. Une situation partagée par plusieurs autres centres d'artistes. «Il y a un magnifique département de recherche et développement du côté des arts et de la technologie, mais ça n'aboutit jamais à un produit», poursuit Couture.Séparés par une frontière invisible, les deux mondes s'entendent au moins pour dire... qu'un monde les sépare. Philippe-Antoine Lehoux, le responsable d'une compétition de création de jeux vidéo du nom de Bivouac urbain estime que «ce n'est pas une rencontre qui est facile à faire» et que les deux milieux se connaissent peu. Lehoux a néanmoins cherché à donner une place aux arts visuels dans son festival. Cette année, les concurrents devaient s'inspirer d'une oeuvre de l'artiste Martin Bureau projetée sur la façade de l'église Saint-Roch et un parcours en arts interactif avait été organisé. Or, les volets «jeu» et «art» étaient séparés dans la programmation et les gens n'ont pas travaillé ensemble.
D'emblée, son parcours n'a pas eu le succès escompté. Après avoir longtemps cherché le mot «vernissage» à l'autre bout du fil, il explique qu'il n'en avait pas organisé parce qu'il ne savait pas que «c'était important pour les artistes». Dès lors, leurs amis ne sont pas venus. Son discours fait penser à ce film français intitulé «Le goût des autres», dans lequel un homme d'affaires passionné d'arts peine à tisser des liens dans le milieu. «Ce sont des cultures différentes», avance-t-il. «Quand tu fais des études en informatique, t'as pas nécessairement les mêmes acquis qu'un artiste en arts visuels.»
Responsable des communications chez Ubisoft Québec, Émile Gauthier est plus nuancé et prétend même avoir des collègues qui fréquentent les vernissages des centres d'artistes de la basse-ville. Ubisoft distribue d'ailleurs chaque année à l'interne des laissez-passer pour le Mois Multi, un événement phare dans le milieu des arts médiatiques. «Quand même, la communauté de jeux est encore jeune à Québec, ajoute-t-il. Il y a place à encore plus d'événements de réseautage.»
La question n'est pas anodine et revêt même une importance politique puisque le maire Régis Labeaume s'est donné pour objectif de faire de Saint-Roch un quartier de «technoculture» où artistes et «techies» mêleraient leurs talents afin de «multiplier les Moulins à images».
Si personne ne semble prêt à dire que le rêve est réalisé, beaucoup y croient et certains ne lésinent pas sur les techniques de drague pour conquérir l'autre monde. La Chambre blanche, par exemple, lance ce soir une véritable campagne de séduction des entreprises technos du secteur. Baptisé «Le Cube», le projet vise à la fois à tisser des liens avec le milieu en vue d'éventuels projets communs et à pourvoir le Centre en nouvelles sources de financement. On a donc décidé d'organiser des rencontres pour mettre en valeur le travail des artistes avec, comme hameçons, la promesse de nouvelles sources d'inspiration, des bouchées gastronomiques et du vin d'importation.
Le président de l'entreprise Web iXmédia, Carl-Frédéric De Celles a accepté d'en être le président d'honneur. «Malheureusement, les artistes en arts visuels restent un peu dans leur bulle», dit-il. «On manque de lieux où se rencontrer sur des projets communs.» Soucieux d'éprouver les préjugés dans les deux sens, il espère que le projet mènera à des projets concrets. «Je ne veux pas juste être le gars à cravate qui amène ses amis et de l'argent», lance-t-il à la blague.
Établi dans le quartier Saint-Roch depuis une bonne trentaine d'années, le milieu des arts visuels a été au coeur de la 1re phase de revitalisation du secteur. En plus d'y faire installer l'École des arts visuels et de regrouper les centres d'arts dans le complexe Méduse, l'administration de Jean-Paul L'Allier avait même créé un programme pour soutenir financièrement les artistes qui y élisaient domicile.
Certaines entreprises technos sont là depuis un moment, mais l'industrie du jeu vidéo est arrivée plus tard et ses travailleurs n'ont pas le même enracinement dans le quartier. Le maire Labeaume espère d'ailleurs en convaincre un maximum de s'installer dans le futur écoquartier de Pointe-aux-Lièvres juste à côté.
Beaucoup d'observateurs soulignent le rôle pivot joué par certains lieux branchés comme le resto-bar le Cercle pour fédérer tout ce beau monde. Son responsable des communications, Jean-François Jasmin, constate à titre personnel que les deux univers commencent à se mêler et estime qu'il y a beaucoup de potentiel dans le quartier. Comme d'autres, il met la main à la pâte à travers l'événement d'inspiration japonaise Pecha Kucha, qui réunit chaque année des créateurs des disciplines les plus variées.
Selon lui, le moment est particulièrement bien choisi pour rapprocher les deux mondes. «Le jeu est rendu à une époque de maturité où l'expérience de jeu va sortir de l'aspect simple du divertissement» pour entrer dans une zone plus «sérieuse» (comme la réalité augmentée par exemple) où la proposition artistique va devenir une «voie intéressante».
Philippe-Antoine Lehoux, pour sa part, ne sait pas encore exactement quelle place occuperont les arts dans la prochaine mouture du Bivouac urbain. Il aimerait bien se doter d'un commissaire familier avec les deux mondes pour l'assister. En attendant, il se demande s'il n'est pas plus facile de rapprocher un programmeur de jeux vidéo d'ici à un créateur étranger qu'à son équivalent local. «À l'échelle mondiale, il y a des projets super intéressants qui se font. Sur le Net, il y a des mélanges entre des créateurs de jeux vidéo et des artistes d'un peu partout qui ont des atomes crochus, mais dans une ville grosse comme Québec, je ne sais pas si ça peut se faire de façon naturelle.»