Chaos et opacité dans les municipalités du Québec

Des citoyens qui n’ont aucun souvenir d’avoir été testés, des dépassements dans des écoles jamais rapportés, des rapports bâclés : de Saguenay à Sainte-Agathe-des-Monts en passant par Magog, le dépistage du plomb dans l’eau potable des Québécois est géré dans le chaos et l’opacité.
Une enquête du Devoir, de l’Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia et de Global News montre des lacunes dans l’application du Règlement sur la qualité de l’eau potable dans les municipalités du Québec et dans les pratiques de transparence.
« Ils font exactement comme à Flint [lors de la crise de l’eau potable]. Soit ils ne font pas leur travail, soit ils manipulent les chiffres. C’est un vrai scandale », déplore Michèle Prévost, titulaire de la Chaire industrielle en eau potable de Polytechnique Montréal devant les constats de l’équipe d’enquête.
« La première fois que j’ai entendu parler du plomb, c’est lorsque la Ville a creusé un trou du jour au lendemain sur mon terrain à la Saint-Jean-Baptiste en juin 2019 pour changer l’entrée d’eau. Avant ça, je n’avais jamais été avisée », raconte Nathalie Légaré, une résidente de Sainte-Agathe-des-Monts.
Les données obtenues par l’équipe d’enquête révèlent pourtant que la Ville a mesuré 114 parties par milliard (ppb) dans l’eau de Mme Légaré en août 2018. C’est Le Devoir qui lui a appris au téléphone, quatorze mois plus tard, que son eau contenait 11 fois la norme québécoise de 10 ppb selon les tests municipaux, effectués après cinq minutes d’écoulement.

« J’aurais aimé ça, le savoir. J’aurais aimé ça, que ce soit la Ville qui me le dise. Il me semble qu’un avis aux citoyens, ça ne coûte pas grand-chose. Si j’avais su qu’on avait du plomb dans l’eau, j’aurais fait mes recherches », confie Mme Légaré.
La citoyenne n’est pas la seule dans cette situation. Dans la ville qui a pourtant vécu il y a 30 ans la pire crise de contamination de l’histoire du Québec, notre équipe a constaté que l’administration en place connaît mal les règles et n’informe pas les citoyens lorsqu’ils trouvent du plomb dans leur eau.
« Il n’y a pas de communication officielle avec les résidents. […] Nous, on constate une problématique puis on la corrige », expliquait au Devoir Mathieu Gagné, directeur génie infrastructures à la Ville de Sainte-Agathe-des-Monts en juin. Pourtant en vertu du Guide d’évaluation et d’intervention sur le plomb, le ministère de l’Environnement demande aux villes d’aviser les citoyens concernés lorsqu’un dépassement de la norme est constaté.
Michel Blanchette et son fils font partie des habitants ayant vécu la crise de 1992 et qui ont reçu un diagnostic de plombémie, soit un taux de plomb dans le sang jugé inquiétant. « On nous avait dit à ce moment-là […] qu’ils allaient changer les conduites de plomb aussitôt qu’ils auraient des subventions, petit à petit, tous les ans », se souvient M. Blanchette.
Cela aura pris 26 ans pour que la conduite d’eau sur sa rue soit changée, en 2018. Et malgré un résultat de 12 ppb après cinq minutes d’écoulement, M. Blanchette n’a pas été prévenu que l’eau du robinet dépassait toujours la norme en vigueur à la suite des tests menés chez lui par la Ville en 2017.
« Nous ne pouvons pas changer le passé. Nous nous engageons à bonifier nos processus », a mentionné mercredi Sonia Goulet, coordonnatrice des communications de la Ville de Sainte-Agathe-des-Monts.
À la suite du passage de notre équipe d'enquête, la Ville va revoir ses pratiques a-t-elle assuré. La Ville a même créé une nouvelle section sur son site Internet qui donne de l’information sur le dépistage des entrées en plomb.
Rapports bâclés
Mercredi, le gouvernement du Québec a annoncé qu’il s’arrimerait officiellement aux recommandations de Santé Canada et exige des municipalités qu’elles se dotent d’un plan détaillé pour remplacer les canalisations en plomb.
Cette annonce survient après que Le Devoir, l’Institut du journalisme d’enquête de Concordia et Global News ont révélé que les méthodes utilisées au Québec sous-évaluent grandement la présence de plomb dans l’eau du robinet. La qualité de l’eau est une responsabilité qui incombe aux municipalités, a alors souligné le gouvernement Legault.
Mais certaines villes maîtrisent mal la réglementation et les pratiques de transparence. Le Règlement sur la qualité de l’eau potable oblige les municipalités québécoises à produire annuellement un bilan qui comprend le nombre de tests menés pour dépister le plomb dans l’eau. Le ministère exige aussi que les villes lui signalent tous les dépassements ainsi que l’adresse où l’analyse a été effectuée.
La Ville de Saguenay a rapporté dans son bilan obligatoire avoir testé neuf adresses en 2018. Or, notre équipe d’enquête a obtenu la liste de tous les tests effectués cette année-là par la municipalité : aucune des adresses fournies au ministère n’y figure.
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Fini le règne de la banalisationLe directeur adjoint du service de génie, Michel Nepton, précise qu’il s’agit d’une erreur de bonne foi. « On n’aurait juste pas dû laisser ces [adresses]-là », regrette M. Nepton, qui affirme que neuf autres adresses du même secteur ont été testés et que ce sont ces résultats qui ont été transmis au ministère. Il admet que l’employé responsable de prélever les échantillons aurait dû indiquer les bonnes adresses dans le bilan annuel.
Autre constat troublant, depuis 2016, les mêmes neuf adresses figurent année après année dans les bilans obligatoires transmis au ministère de l’Environnement, même si le Règlement sur la qualité de l’eau potable exige que le prélèvement soit effectué à des adresses différentes d’une année à l’autre. Parmi celles-ci, on retrouve deux stations service, deux dépanneurs ainsi que l’hôtel de ville de Saguenay. Or, le règlement exige aussi de mener les tests dans des bâtiments résidentiels.
Le ministère de l’Environnement n’a jamais réprimandé la Ville pour ces manquements. Interrogé au sujet des irrégularités dans les bilans obligatoires, le ministère se contente de rappeler que le règlement « exige la production d’un bilan sur la qualité de l’eau potable aux municipalités, l’objectif de cette disposition est d’informer les citoyens de la qualité de leur eau et doit être accessible aux citoyens. Les municipalités sont responsables du contenu et de la production de leurs rapports, et à cet effet, nous vous invitons à les contacter. »
Établissements scolaires
Saguenay a aussi omis de rapporter deux dépassements de norme dans des établissements scolaires. En 2017, la Ville avait trouvé 140 ppb (quatorze fois la norme québécoise) de plomb au robinet de la cuisine de l’école primaire Sainte-Bernadette, et un test au cégep de Chicoutimi atteignait 12 ppb. Or, la Ville n’a pas inclus ce dépassement dans son bilan annuel.
« On ne pensait pas qu’il fallait mettre cette information à l’intérieur du rapport, tout simplement. Rendu là, ben, on se fera taper sur les doigts, mais ce n’est pas une question de mauvaise volonté de notre part », explique M. Nepton. Le cégep, l’école, la direction régionale de santé publique et la direction régionale du ministère de l’Environnement ont cependant été informés par courriel des dépassements qu’avait détecté la Ville. Des documents obtenus par la Loi d’accès à l’information montrent que les deux établissements ont procédé à un plus large dépistage de plusieurs fontaines et robinets par la suite.
La ministre des Affaires municipales, Andrée Laforest, a admis mercredi que son ministère ignore si des municipalités ont enfreint le règlement. « Est-ce qu’il y en a des municipalités fautives, on ne le sait pas. Alors, je ne peux pas répondre à votre question », a-t-elle indiqué. « On n’est pas là pour sanctionner, selon moi. Si vous me posez la question pour les municipalités, on est là pour les accompagner. »
Des tests fantômes
Dans la dernière année, l’équipe d’enquête a aussi constaté que des résidents de Magog et de Sainte-Agathe-des-Monts n’avaient aucun souvenir d’avoir été testés par les autorités municipales alors que les villes ont rapporté des résultats à leur adresse.
C’est le cas de Nathalie Légaré. Selon le bilan annuel de la Ville, les tests ont été effectués le 23 août 2018. Mme Légaré assure cependant qu’elle n’a jamais accueilli de technicien dans sa résidence. « On est juste deux à la maison et ni mon conjoint ni moi avons souvenir d’un test d’eau en août 2018. D’ailleurs, nous étions au travail », souligne Mme Légaré. « Je suis dépassée. Je m’explique mal ce manque de transparence, c’est vraiment inquiétant. » Interrogée à ce sujet, la Ville certifie au Devoir que les échantillons ont toujours été prélevés au robinet à l’intérieur des résidences. « Dans la très grande majorité des cas, ils ont été prélevés au robinet de la cuisine, par nos opérateurs certifiés », dit Mme Goulet. Elle affirme aussi que le processus implique également la prise de rendez-vous avec les citoyens pour planifier une visite de l’opérateur qui prend l’échantillon.
À Magog, notre équipe d’enquête a cogné à la porte de neuf adresses trouvées sur la liste des maisons que la Ville a déclaré avoir testées dans les cinq dernières années. Cinq résidents n’avaient aucun souvenir du passage d’un employé municipal chez eux pour détecter le plomb dans l’eau du robinet.
« Je trouve ça un peu bizarre que les gens ne s’en rappellent pas. Mes employés sont professionnels et suivent les règles du ministère », fait valoir Mylène Benoit, coordonnatrice de la division de la gestion des eaux de la Ville de Magog.
Chaque été, 20 adresses sont testées par la Ville, indique-t-elle. « Nos employés sont identifiés, ils portent des t-shirts orange, ils sont dans une auto de la Ville. Les gens ne s’en rappellent peut-être plus si la visite remonte à plus de deux ou trois ans », avance-t-elle.
Devant le fait accompli
Des questions demeurent aussi en suspens quant aux remplacements des canalisations. Si Montréal vient tout juste d’annoncer qu’après 15 ans de travaux parcellaires, elle forcerait désormais les propriétaires de maison à changer leur section des tuyaux, quitte à faire les travaux à leur place, les plus petites municipalités n’ont toujours pas ce genre de plan.
Nathalie Légaré l’a appris à ses dépens cet été. « Le matin des travaux [sur mon terrain], à force de poser des questions, un employé du chantier me dit qu’il se peut que mon entrée d’eau privée soit aussi en plomb. Je lui ai laissé mon numéro pour qu’il puisse me joindre au travail si c’était le cas », se souvient la résidente de Sainte-Agathe-des-Monts. Une heure plus tard, le travailleur lui confirme que sa tuyauterie est bel et bien en plomb. « Il était 10 h 30 et il me disait que si je voulais profiter de sa présence pour faire les travaux et éviter de recreuser, je devais me trouver un entrepreneur avant midi. Évidemment, le délai était trop serré, c’était en plus la semaine de la Saint-Jean-Baptiste. »
Comme toutes les villes au Québec, Sainte-Agathe-des-Monts n’effectue les travaux que sur sa portion des canalisations. « On n’intervient pas du côté privé. Jamais, en fait dans aucun dossier, la Ville n’intervient du côté privé », expliquait le directeur génie infrastructures à la Ville, Mathieu Gagné, en entrevue en juin dernier.
« Je suis allée me plaindre à la Ville parce que je n’avais jamais été informée des travaux. Si j’avais su, j’aurais pris le temps de trouver un plombier », insiste Mme Légaré. Elle n’aura toutefois pas eu le choix de changer sa tuyauterie, puisque l’entrepreneur de la municipalité a abîmé la portion qui lui appartient.
L'eau potable boudée par les citoyens
Fait inusité, la plupart des habitants de Sainte-Agathe-des-Monts rencontrés par l’équipe d’enquête ne consomment pas l’eau de leur robinet.
« Tout le monde sait que l’eau n’est pas buvable à Sainte-Agathe-des-Monts. […] C’est ce que j’ai entendu, à force de parler à plein de monde », explique Pierre Filiatrault, qui s’est installé dans la municipalité il y a cinq ans.
Toutes les trois semaines, l’homme de 67 ans se rend à l’entrée de la municipalité voisine, Saint-Adolphe-d’Howard, muni de quelques grosses bouteilles de plastique vides. Sur un chemin de terre, au cœur de la forêt, s’y trouve une source d’eau naturelle. « Des résidents ont aménagé [l’endroit] pour que ce soit relativement facile. […] Il y a beaucoup de gens qui y vont, ce n’est pas un secret », raconte-t-il.
« Nous, il faut qu’on y aille le soir en semaine, parce que sinon, il y a des files. Les gens sortent avec [plusieurs] bidons », renchérit Martine Fournelle, 63 ans, qui est née et a grandi à Sainte-Agathe-des-Monts. Se replongeant dans ses souvenirs les plus lointains, elle se souvient avoir toujours bu de l’eau de source depuis sa naissance. « Mes parents allaient déjà là. »
À Sainte-Agathe-des-Monts, la Ville a toujours puisé son eau d’un lac dont l’acidité ont contribué à la dissolution excessive du plomb dans les tuyaux des résidents. Pour remédier rapidement au problème, lorsque la crise a éclaté au début des années 1990, la Ville a changé la composition de son eau en y ajoutant notamment de l’hydroxyde de sodium, pour la rendre moins acide. C’est ce qui aurait changé son goût et son odeur, de l’avis des habitants.
« Il est important de souligner que l’eau de Sainte-Agathe-des-Monts est généralement propre à la consommation pour l’ensemble de la population desservie. Cependant, il existe une préoccupation pour les personnes desservies par une ligne d’entrée de service en plomb, ce qui représente une minorité de la population », indique Sonia Goulet, coordonnatrice des communications de cette municipalité des Laurentides qui compte quelque 10 000 habitants.
« À partir [de la crise], je me rappelle qu’on s’était parlé entre voisins et on trouvait que ça sentait le chlore…. Je prenais mon bain et ça sentait plus fort qu’à la piscine », se remémore Michel Blanchette, qui depuis va lui aussi puiser son eau chaque semaine dans la source d’eau naturelle.
La Ville de Sainte-Agathe-des-Monts garde peu de souvenirs de la contamination du plomb dans son eau potable. « Nos équipes étant assez jeunes, nous avons perdu un peu de mémoire institutionnelle », expliquait Mme Goulet en entrevue avec Le Devoir en juin dernier.
Le plomb a été utilisé pour la tuyauterie interne et les entrées de service qui raccordent le bâtiment aux conduits d’eau potable du réseau jusqu’en 1975 et dans les soudures jusqu’en 1986. La concentration de plomb dans l’eau dépend alors de la nature de l’eau distribuée. Lorsqu’elle est plus agressive, elle va contribuer à une dissolution plus importante du plomb provenant des tuyaux dans l’eau potable.
Pourquoi la méthode de dépistage utilisée au Québec posait-elle problème ?
Jusqu’ici, Québec demandait aux municipalités de laisser couler l’eau du robinet des résidents pendant cinq minutes avant d’en prélever un échantillon pour en vérifier la teneur en plomb. Une méthode reconnue pour sous-évaluer les niveaux de plomb puisque, quand on laisse couler l’eau, le plomb s’évacue petit à petit. En mars dernier, Santé Canada a plutôt recommandé d’échantillonner l’eau au premier jet après 30 minutes de stagnation. Une méthodologie qui sera désormais utilisée au Québec.
De plus, Québec considérait jusqu’alors que le seuil maximal acceptable de plomb dans l’eau était de 10 microgrammes par litre. La norme sera maintenant de 5 microgrammes par litre, comme le recommande également Santé Canada.
Quels sont les risques pour la santé associés à l’exposition au plomb ?
D’après l’Organisation mondiale de la santé, il n’existe pas de concentration de plomb sans danger pour la santé des êtres humains. C’est que le plomb est reconnu pour avoir des effets néfastes à long terme. À de faibles niveaux dans le corps humain, le métal est notamment associé à l’hypertension artérielle et au dysfonctionnement rénal chez l’adulte, ainsi qu’à un plus grand nombre de fausses couches et de naissances prématurées chez les femmes. Chez les enfants, un lien a été établi entre l’exposition au plomb et le trouble du déficit d’attention avec ou sans hyperactivité, une baisse du quotient intellectuel et des retards de développement.
Crédits
Rédaction:
Annabelle Caillou, Ameli Pineda, Brigitte Tousignant — Le Devoir
Équipe d’enquête, Université Concordia :
Michael Bramadat-Willcock, Ian Down, Miriam Lafontaine, Mia Anhoury, Thomas Delbano, Elaine Genest, Adrian Knowler, Mackenzie Lad, Benjamin Languay, Jon Milton, Katelyn Thomas
Reporters, Université Concordia :
James Betz-Gray, Matthew Coyte, Franca Mignacca, Ayrton Wakfer
Production :
Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia: Patti Sonntag (productrice et superviseure), Michael Wrobel (coordinateur de recherche), Colleen Kimmett (coordonnatrice du projet)
Le Devoir : Véronique Chagnon (chef de projet), Lea Sabbah (stagiaire)
Avec la collaboration de Global News
Produit par l’Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia