Le temps est venu de doter la loi 101 d'une stratégie sur le bilinguisme
Québec — Presque 30 ans après l'adoption de la loi 101, le Québec doit revoir ses politiques linguistiques afin de tenir compte du bilinguisme, voire du plurilinguisme, de ses citoyens.
C'est ce que recommande un groupe d'experts, mandatés par le Conseil supérieur de la langue française (CSLF), qui viennent de publier un ouvrage collectif, Le français au Québec - Les nouveaux défis, sous la direction d'Alexandre Stefanescu, historien et ancien secrétaire du Conseil de la langue française, et de Pierre Georgeault, directeur de la recherche au CSLF.«Au cours des dernières décennies, le Québec s'est surtout consacré, et avec raison, à consolider et renforcer son caractère francophone.
Trente ans plus tard, le Québec peut se targuer d'avoir fait des avancées majeures sur ce plan. Toutefois, afin de poursuivre son développement linguistique, il conviendrait de compléter les objectifs initiaux par une stratégie de développement du multilinguisme des Québécois», écrit Christine Fréchette, directrice du Forum sur l'intégration nord-américaine (FINA), dans le chapitre qu'elle signe.
«Les bilingues sont les acteurs majeurs de l'avenir du français et le modèle du Québécois francophone de l'avenir va être créé par eux», écrit de son côté Michel Pagé, de l'Université de Montréal, aussi chercheur au Centre d'études ethniques des universités, dans le chapitre qu'il consacre à la francisation des immigrants au Québec en 2005 et après.
Au cours d'un entretien, MM. Stefanescu et Georgeault ont précisé qu'aucun des 17 auteurs de l'ouvrage et des participants aux tables rondes qui ont conduit à la rédaction du livre n'a préconisé l'abolition de la loi 101. Mais il s'agit d'aller plus loin et de revoir la situation linguistique au Québec.
Si, en 1977, la loi 101 visait clairement la francisation du Québec, les auteurs proposent aujourd'hui de reconnaître l'importance du bilinguisme, voire du plurilinguisme, une réalité québécoise et un atout sur la scène internationale. «J'ai le sentiment que le constat qu'on fait et les quelques pistes qu'on présente pourraient cristalliser un certain nombre de consensus au Québec, notamment dans les générations plus jeunes», croit M. Stefanescu.
«Le monde a changé depuis les années 70. Les principales menaces pour le français viennent de l'international, de la mondialisation», estime-t-il. «En même temps, si on veut rester compétitifs, si on veut que les Québécois trouvent leur place dans ce nouveau monde, il faut forcément reconnaître que l'anglais est devenu la langue de communication internationale.»
Pour M. Stefanescu, il faut en finir avec «la vision passéiste» d'un Yves Michaud, par exemple, «où le Québec est un espace clos». Il s'en prend aussi à l'interprétation alarmiste de la situation du français à Montréal, basée sur la langue d'usage à la maison, que fait le statisticien Claude Castonguay.
Les deux tiers des allophones n'utilisent ni l'anglais ni le français à la maison; ils parlent leur langue maternelle. C'est un phénomène plus marqué au Québec que dans le reste du Canada.
Ce qu'il faut examiner, c'est plutôt la langue d'usage public: bien qu'il continue de parler sa langue chez lui, l'immigrant choisit une langue d'usage public — au travail, chez les commerçants, dans ses relations avec les gouvernements. «Qui doit-on considérer comme francophones au Québec? Est-ce que la langue parlée à la maison est vraiment un critère? Nous, on dit non: c'est la langue publique», dit M. Stefanescu. Lorsqu'il y a transfert linguistique — et c'est une question de temps, une ou deux générations, pour qu'il se produise —, il se fait en faveur de la langue d'usage public, souligne M. Georgeault.
Parmi le tiers des allophones qui ont fait un transfert linguistique vers le français ou l'anglais, 75 % des immigrants arrivés au Québec après l'adoption de la loi 101 optent pour le français. Avant les années 70, cette proportion était inverse, rappelle M. Georgeault.
Il existe toutefois une forte différence entre les immigrants d'origine latine, beaucoup plus francophiles, et les autres immigrants, dits anglotropes. Or, dans les années 70, les immigrants de pays latins représentaient 71 % des immigrants montréalais; depuis 1996, ils ne sont plus que 52 %, fait voir une étude de Paul Béland, du CSLF.
Par ailleurs, il est plus que probable que de plus en plus de Québécois deviennent bilingues, fait observer Michel Pagé. Les données du recensement de 2001 indiquent que 36,6 % des Québécois francophones sont bilingues, et cette proportion grimpe à 53 % chez les jeunes francophones de 20 à 29 ans. Chez les jeunes Anglo-Québécois, cette proportion s'élève à 80 %. La francisation des immigrants se réalise dans un contexte de dualité linguistique où les deux groupes linguistiques — anglais et français — montrent une grande vitalité, souligne le chercheur. «Cette situation conduit inévitablement à la progression accélérée du bilinguisme dans toutes les composantes de la société», écrit-il, ajoutant que «l'apprentissage de l'anglais ne se fait pas nécessairement aux dépens du français».
On peut même parler d'un phénomène de trilinguisme à Montréal, surtout chez les allophones, fait remarquer Christine Fréchette. Dans la grande région de Montréal, 52 % des allophones se disent trilingues, contre 14 % d'anglophones et 5,5 % de francophones. «Mais le Québec est-il prêt à appuyer le principe de promotion de la diversité linguistique dans sa stratégie linguistique nationale?», se demande-t-elle. L'école québécoise, quant à elle, «tarde à développer le multilinguisme des jeunes Québécois», déplore l'auteure.
Un autre constat que font les auteurs, «c'est la nécessité de développer des stratégies pour le français au niveau supranational en favorisant le plurilinguisme, la diversité linguistique, de façon à renforcer l'usage du français sur les territoires nationaux francophones», souligne M. Georgeault.
Pour le sociologue Guy Rocher, qui préface l'ouvrage, «la nouvelle politique linguistique doit être repensée dans des termes différents de ceux de 1977. Elle doit être québécoise, bien sûr, mais avec une large ouverture sur la problématique de la langue française sur la scène internationale et dans le nouvel espace de la mondialisation. Il faut maintenant en être conscient: l'avenir de la langue française ne se joue plus que sur le territoire québécois».