L’intensité Drainville

Christine St-Pierre se souvient d’une formation sur le journalisme de guerre à laquelle elle avait participé au tournant des années 2000 avec Bernard Drainville, alors correspondant international à Radio-Canada, comme elle. Le reporter devait contourner les mines antipersonnel et négocier avec des rebelles le dénouement d’une prise d’otages.
Tout ça était bien sûr simulé. Mais « il était intense », raconte Mme St-Pierre. « Il embarquait complètement dans le rôle. » Il négociait, « prenait le leadership ». De son ex-confrère, elle sait une chose : « Tout le jus qu’il a, il va le donner pour réussir » à l’Éducation.
Elle ajoute : « Le Bernard Drainville journaliste que j’ai connu serait sans pitié envers le Bernard Drainville ministre de l’Éducation. »
Depuis octobre 2022, l’ex-reporter, ex-péquiste et ex-animateur de radio est aux commandes du deuxième ministère en importance au Québec. Un poste où les ministres demeurent rarement plus de deux ans. Et un environnement où le nouveau ministre tombe plus facilement dans les pièges qu’il ne le faisait, il y a deux décennies, dans cette formation pour Radio-Canada.
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Balado | L’intensité DrainvilleDans les derniers mois, il a retenu l’attention pour ses gaffes, ses réactions intempestives et ses excuses. À la fin avril, il est sorti en trombe du Salon bleu. « Si tu veux faire ta démagogue, fais-le toute seule ! » a-t-il lancé à sa vis-à-vis libérale, Marwah Rizqy. Il a pleuré l’abandon du troisième lien autoroutier par le gouvernement. Sa déclaration au Devoir où il a comparé le salaire des enseignants à celui des élus ? « Il sait qu’il a fait une erreur. Il s’en veut », dit son fils Lambert, aujourd’hui attaché de presse du ministre Lionel Carmant.
Ceux qui connaissent Bernard Drainville le qualifient tous de personnalité intense. Il est décrit comme un bourreau de travail, échevelé mais rigoureux, toujours authentique, parfois opportuniste. La carrière de l’homme politique est teintée par un désir d’influence. Avec sa réforme en éducation, il se lance dans une nouvelle opération délicate. Le Devoir vous présente un grand portrait de l’élu.
L’élève « dissipé »
Originaire de La Visitation-de-l’Île-Dupas, dans Lanaudière, Bernard Drainville est l’aîné d’une famille de six enfants. Son père était impliqué dans le syndicalisme agricole. Sa mère, dans une association féministe et au Cercle des fermières. Son grand-père était un organisateur libéral, et son oncle maire de sa ville natale. « Les valeurs de service à la communauté sont importantes dans la famille. J’ai grandi là-dedans », résume le ministre.
Frappé d’admiration pour le premier ministre René Lévesque, le jeune Drainville milite au Parti québécois (PQ) dès l’âge de 13 ans. « J’ai aimé son intégrité, son amour du Québec, sa passion, sa volonté réformatrice », énumère-t-il.
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À l’école, il est « un peu dissipé ». Lors de son passage à la Coalition avenir Québec (CAQ), en 2022, il comprendra enfin pourquoi.
Devant la journaliste du Devoir, M. Drainville remue son habituelle pile de feuilles, saturées de notes et de ratures, écornées, bariolées de couleurs.

La manie est celle de l’ex-journaliste, qui craignait que ses notes d’enquête tombent entre de mauvaises mains, affirme Manuel Dionne. L’actuel directeur des relations médias du premier ministre a connu M. Drainville en 2007, quand il a fait le saut au Parti québécois. « Il m’a déjà dit : “Moi, j’écris pour que le monde ne soit pas capable de lire” », lance M. Dionne.
C’est mission accomplie.
En entrevue, M. Drainville raconte qu’à son arrivée au Conseil des ministres, en octobre 2022, son collègue Lionel Carmant a ri en voyant ses documents. « J’ai dit : “C’est quoi, tu penses ? Penses-tu que j’ai un déficit de l’attention ?” » relate-t-il. M. Carmant, qui est neurologue, a éclaté de rire. « Il a dit : “Bernard, franchement ! C’est une évidence que tu as un déficit [de l’attention].” »
La charte des valeurs
Dans l’esprit du public, Bernard Drainville est encore associé à sa charte des valeurs québécoises. Ceux qui ont honni la charte ne le lui ont toujours pas pardonné.
Dans les mois suivant le dépôt du projet de loi en 2013, la maison familiale des Drainville, à Saint-Augustin-de-Desmaures, a été sécurisée. Il y avait « des boutons d’alarme sur le comptoir, à côté du lit de ma mère, relate Lambert Drainville. Parce qu’il y a des gens qui venaient cogner à la maison la nuit et, si je ne me trompe pas, des gens étaient venus lancer des oeufs ».
Dans la rue, le ministre responsable des Institutions démocratiques signait pourtant des autographes, se souvient Manuel Dionne.
Or, encore en 2022, le documentaire Bataille pour l’âme du Québec établissait la charte comme le point de bascule vers un nationalisme opposant la « majorité historique francophone » à la religion musulmane.
« J’ai fait mon deuil de la reconnaissance », lâche Bernard Drainville quand on lui demande si l’histoire reflétera cet épisode de manière injuste. « Oui, ça a été un débat extrêmement polarisant, mais je considère que j’ai fait ma part pour faire avancer ce principe-là, qui a permis par la suite l’adoption de la loi 21 [sur la laïcité de l’État, six ans plus tard]. J’ai défriché le terrain. »
La controverse
Bernard Drainville sait vivre avec la controverse. Il sait aussi vivre avec les contradictions.
Début 2007, son passage du journalisme au PQ fait polémique. Le reporter avait animé un entretien avec le chef péquiste André Boisclair à Radio-Canada quelques jours avant de se joindre à son parti.
Le 8 février, il se fait défier en entrevue par le chef d’antenne Bernard Derome, qui lui demande de s’expliquer sur sa transition politique.
« J’avais dit : “Écoute, c’est bizarre, tu fais une entrevue avec le chef du PQ et puis le lendemain, tu es rendu dans sa cour.” […] Je l’avais “tassé” [coincé], je ne m’étais pas gêné pour le faire, et il avait été bon joueur dans cette histoire-là », se remémore M. Derome.
En 2011, deux ans après avoir quitté le PQ, François Legault lance le manifeste de la CAQ, ce qui lui vaut d’être traité de « lâcheur » par Bernard Drainville. À titre de ministre des Institutions démocratiques, le péquiste serre aussi la vis aux députés vire-capot et à ceux qui quittent la politique avant la fin de leur mandat. Les indemnités de départ sont finalement abolies en 2015 par le gouvernement Couillard, sous la pression de M. Drainville. Le péquiste s’est donc privé lui-même d’une « prime » lorsqu’il a laissé la politique pour la radio privée, en 2016.
Éric Duhaime a d’ailleurs été surpris de le voir débarquer au FM93. L’actuel chef du Parti conservateur du Québec, alors animateur de radio, avait enregistré plusieurs « pilotes » pour trouver un successeur à sa coanimatrice Nathalie Normandeau, qui venait d’être arrêtée par l’Unité permanente anticorruption. Il s’attendait à ce que Sonia LeBel — ex-procureure à la commission Charbonneau, devenue présidente du Conseil du trésor depuis — tienne le micro à ses côtés.
MM. Duhaime et Drainville ont finalement coanimé, d’août 2016 à juin 2017, l’émission du midi à la station de Québec.
Les débuts, admet M. Duhaime, ont été « pénibles ». Les coanimateurs se disputaient en ondes. « On fermait le micro et on ne se parlait pas pendant la pause, dit-il. T’es face à face pendant quatre minutes et tu ne dis pas un mot. C’est long. »
La chimie a fini par prendre. « Bernard, c’est un gars extraordinairement brillant, qui est sympathique personnellement, souligne le chef conservateur. C’est la chose que j’apprécie peut-être le plus de lui : on est capables de se dire nos quatre vérités en pleine face. »
Le ministre (caquiste)
Bernard Drainville affirme qu’au moment où le premier ministre Legault lui a confié l’Éducation, en octobre 2022, il était « content ». Mais il prononce le mot sur le ton de celui qui ne l’était pas.
Il amende son récit. « Je ne me suis jamais caché du fait qu’un portefeuille économique, j’aurais beaucoup aimé ça. » Sauf qu’il « voyait bien » que Pierre Fitzgibbon était déjà le favori. « Tant que “Fitz” va être là, c’est “Fitz” qui va s’occuper de l’économie, relève-t-il. Et c’est très bien comme ça. »
Il dit n’avoir « pas vraiment » manifesté d’intérêt pour ce portefeuille avant la formation du Conseil des ministres. Sauf que, de l’Éducation ou des Transports (où certaines rumeurs l’envoyaient), il préférait nettement le premier portefeuille. « Tant qu’à revenir en politique, aussi bien que ce soit quelque chose de costaud », croit-il.
« On n’allait pas chercher Bernard Drainville pour l’Éducation », révèle Martin Koskinen, le directeur de cabinet du premier ministre. C’est lui qui a approché M. Drainville, en mai 2022, pour qu’il devienne candidat à la CAQ. M. Koskinen avait remarqué sa volonté de « changer les choses » et le jugeait capable de diriger plusieurs ministères vu son éthique de travail, ses talents de communicateur et son caractère passionné, explique-t-il.
« Il a un peu le même parcours de vie que François Legault. Les deux proviennent d’un milieu modeste et l’éducation a vraiment été un élément qui a permis à ces deux personnes-là d’avoir un parcours professionnel passionnant, remarque-t-il. Ils ont la même reconnaissance à l’égard de l’éducation et de [son] importance. »
Bernard Derome insiste sur le fait que son ex-collègue « a les qualités intellectuelles [pour être ministre de l’Éducation] ». « Mais peut-être que ça prendrait quelqu’un près de lui, qui peut lui tenir la main une fois de temps en temps pour lui dire : “Oups, modère un peu tes émotions !” » propose-t-il.
Comme père, Bernard Drainville prenait toujours le parti des enseignants et de la direction, se souvient son fils Lambert. « Il disait : “Si la prof t’a sorti [de la classe] et t’a donné une retenue, bien c’est parce que tu as fait quelque chose de pas correct” », illustre-t-il en riant.
Aujourd’hui, des syndicats d’enseignants aimeraient voir Drainville père en faire autant.
La présidente de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE), Mélanie Hubert, juge que le ministre a eu une attitude « indigne » vendredi lors des auditions sur sa réforme. Il a notamment reproché au syndicat d’être « à 100 % contre » son projet de loi. « Pour nous, Bernard Drainville, ce n’est pas le ministre qui va révolutionner le système d’éducation », lance-t-elle aussi.
Le « boqué »
Le ministre est un bûcheur. Quand il tenait la chronique politique à l’émission matinale de Paul Arcand, il « lançait 12 conversations texto en même temps », raconte Manuel Dionne.
Aujourd’hui, « je n’ai aucun doute que ses sous-ministres doivent faire pas mal d’heures. Ils doivent souvent se faire appeler. Il est très “boqué”, entêté et il veut que les choses changent », ajoute son fils Lambert.
M. Drainville est extrêmement exigeant. Diverses personnes ayant travaillé avec lui à la radio et en politique ont refusé nos demandes d’entrevue. « Il est très orienté vers le résultat. Il veut que ça marche et quand ça ne marche pas à sa façon, c’est sûr qu’il peut être un peu colérique », a rapporté une personne qui a accepté de parler à condition de rester anonyme.
« Il argumente, oui. Mais ce n’est pas parce qu’il ne t’écoute pas. Dans son processus, il a besoin d’être challengé, de s’obstiner pour prendre sa décision », nuance Manuel Dionne.
En entrevue, le ministre dit vivre « plutôt bien » avec la critique. Sauf qu’il lance cette phrase quelques minutes après une table éditoriale au cours de laquelle il a eu une prise de bec avec un chroniqueur et le directeur du Devoir. « Ce n’est pas ça qui est ressorti tout à l’heure… » reconnaît-il lui-même. M. Drainville dit s’emporter « des fois », avoir un caractère « un peu bouillant ». « Assez bouillant », se corrige-t-il.
L’ambition
De toute façon, c’est plus fort que lui. « Quand je suis sorti sur le troisième lien, je m’étais dit avant d’arriver dans [la mêlée de presse] : “là, gère tes émotions”. Mais j’avais trop de peine, j’étais trop en tabarnak, donc ça a fini par sortir », relate-t-il.
« Il n’a pas pu se battre, donc il s’est senti impuissant et je pense que ça rend ça encore pire. La frustration est double », résume son fils. « La décision l’a sonné », ajoute Martin Koskinen.
Éric Duhaime, lui, croit que les larmes du ministre n’avaient pas tout à voir avec le troisième lien. « C’était plus des larmes sur sa propre ambition. Je pense que Bernard Drainville a compris à ce moment-là que politiquement, son rêve venait d’avoir du plomb dans l’aile », dit celui dont le parti bagarre fort sur la Rive-Sud de Québec pour affaiblir les élus caquistes.
« Je suis convaincu que Bernard Drainville n’est pas revenu en politique pour être ministre », affirme le chef conservateur. « C’est juste une nouvelle étape en vue de son objectif ultime. »
En 2014, Bernard Drainville s’est lancé dans la course à la chefferie du PQ dans l’espoir d’être un jour à la tête du Québec. « J’ai déjà aspiré [au poste de premier ministre], sinon je ne me serais pas présenté au leadership. »
« Ce n’est pas mon aspiration », assure-t-il désormais.