Le naufrage de Mâchurer

L’enquête Mâchurer, de l’UPAC, avait pour but d’enquêter sur le financement illégal du Parti libéral du Québec. Elle a pris fin en février 2022, quelques jours avant le saut de Jean Charest dans la course à la direction du Parti conservateur du Canada.
Jacques Nadeau Archives Le Devoir L’enquête Mâchurer, de l’UPAC, avait pour but d’enquêter sur le financement illégal du Parti libéral du Québec. Elle a pris fin en février 2022, quelques jours avant le saut de Jean Charest dans la course à la direction du Parti conservateur du Canada.

L’ancien premier ministre Jean Charest a souffert des fuites de l’enquête Mâchurer. L’Unité permanente anticorruption (UPAC) aussi.

« Je crois vraiment que les fuites ont royalement embêté monsieur Charest », affirme la professeure à la Faculté de droit de l’Université de Montréal Martine Valois, dans un échange avec Le Devoir. « Mais, en même temps, cela aurait pu être pire. Il aurait pu être accusé au criminel », ajoute-t-elle.

Selon elle, la publication de renseignements personnels, dans l’édition du 24 avril 2017 du Journal de Montréal, selon lesquels M. Charest est « surveillé » par des enquêteurs chargés de tirer au clair les pratiques de financement du Parti libéral du Québec (PLQ) — qui étaient « inextricablement mêlées à l’octroi de subventions et de contrats », selon la présidente de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction, France Charbonneau — a poussé l’UPAC dans un cul-de-sac.

« Avec ces fuites-là, l’enquête Mâchurer s’en allait nulle part », soutient Mme Valois, qui est experte en gouvernance. « C’est sûr que s’il y avait eu des accusations contre eux [l’ex-grand argentier du PLQ Marc Bibeau et Jean Charest], il y aurait eu, le lendemain, une requête en arrêt des procédures, disant que les fuites ont fait en sorte que ça brime totalement le droit à une défense pleine et entière. Et ça aurait probablement été accordé », poursuit-elle. « Il faut quand même être réaliste. »

Jean Charest dit avoir subi des « dommages irréparables » en raison des 54 fuites de l’UPAC, qui ont été recensés par le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI). Même si Radio-Canada avait révélé pas plus tard qu’en novembre 2014 qu’il était dans le viseur des limiers chargés de l’enquête Mâchurer, l’ex-chef de gouvernement libéral était sous le « choc » d’apprendre le 24 avril 2017 que ses collègues et ses clients, en plus des autres Québécois ayant suivi l’actualité ce jour-là, savaient désormais « qu’on vérifie ses entrées et sorties du pays, qu’on examine ses activités bancaires et qu’on pense intercepter ses appels ». M. Charest est « humilié par l’inférence qu’il est un criminel », « frustré parce que cette insinuation n’est pas vraie », « angoissé parce qu’il ne sait pas si Le Journal de Montréal possède et publiera d’autres renseignements personnels ni s’il y aura d’autres fuites », relate le juge Gregory Moore dans un jugement rendu le 4 avril dernier (Jean Charest c. Procureur général du Québec). Le « préjudice » subi par M. Charest « n’atteint pas le niveau d’une détresse psychologique importante », nuance toutefois le magistrat.

Cela dit, « la divulgation peut condamner M. Charest aux yeux du public sans que les accusations ne soient présentées ou prouvées en cour », souligne le juge Moore, avant d’ordonner à l’État québécois de verser quelque 385 000 $ à M. Charest, soit 35 000 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires et 350 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs.

Chose certaine, « toutes ces fuites-là auront nui à la marque libérale, c’est très clair », a souligné le chef intérimaire du PLQ, Marc Tanguay, à la tête d’un groupe de 19 députés.

Des excuses aux Québécois, demande Nadeau-Dubois

Après avoir pris connaissance du jugement de 26 pages, le co-porte-parole de Québec solidaire (QS), Gabriel Nadeau-Dubois, a affirmé que la population québécoise devrait aussi recevoir des excuses. « On a créé l’UPAC pour attraper les bandits et remettre de l’argent dans les coffres de l’État, et finalement, on n’a pas attrapé grand monde et on remet de l’argent dans les poches de Jean Charest », a-t-il lancé dans le parlement mercredi.

Martine Valois n’arrive pas à croire qu’un membre de l’UPAC ayant à coeur le succès de l’enquête Mâchurer ait pu être la source de la fuite de renseignements personnels sur M. Charest. « Les policiers croyaient à tort que les enquêtes n’aboutissaient pas […] et ont fait des fuites pour montrer qu’on était en train de protéger M. Charest et M. Bibeau, ou quelqu’un a orchestré les fuites ou y a participé pour nuire à [l’ex-commissaire] Robert Lafrenière et à l’UPAC », suggère-t-elle, pendant que l’enquête Serment sur les fuites à l’UPAC, menée par le BEI, se poursuit.

Le travail des enquêteurs de l’UPAC a aussi été sérieusement compliqué par les tentatives de Marc Bibeau de limiter leur accès aux données qu’ils avaient saisies à coups de « requêtes Lavallée », qui servent à assurer le respect de la confidentialité des communications entre un avocat et son client, rappelle Mme Valois. « De mettre ça sur la faute de l’UPAC, là, c’est carrément injuste », fait-elle valoir.

Elle s’inquiète de voir des élus de l’Assemblée nationale montrer du doigt cette nouvelle page du feuilleton des enquêtes sur la corruption qui ont fait chou blanc pour tirer vers le bas le financement de l’UPAC — ou encore réintégrer l’UPAC à la Sûreté du Québec, comme le recommande le député péquiste Pascal Bérubé.

Le commissaire à la lutte contre la corruption, Frederick Gaudreau, a tiré un trait sur l’enquête Mâchurer en février 2022, après près de huit ans de travaux. La professeure Valois s’étonne non pas qu’il ait mis fin à l’enquête, mais plutôt qu’il l’ait annoncé quelques jours avant le saut de M. Charest dans la course à la direction du Parti conservateur du Canada. « C’est hautement questionnable », soutient-elle.

La capacité de l’État québécois à faire barrage à la corruption, plus de 10 ans après le coup d’envoi des travaux de la commission Charbonneau, ne se mesure pas seulement par le nombre d’individus identifiés, traduits en justice et punis avec toute la rigueur de la loi, fait valoir Martine Valois. Elle nous invite à jeter un oeil à l’argent récupéré — « c’est au moins le double, sinon le triple de ce que la commission a coûté » — ainsi qu’aux « mesures d’intégrité qui sont inégalées ailleurs au Canada » et déployées au Québec.

« Et oui, l’UPAC a envoyé des gens en prison. Il y a des gens qui ont plaidé coupables. Ce n’est peut-être pas l’ancien premier ministre du Québec, son argentier… »

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