Épuisement «incomparable» chez les travailleuses sociales

« On a retrouvé un terrain dans un état pire qu’il ne l’était dans la période de bouleversements en 2016 et 2017 », affirme Mélanie Bourque, professeure titulaire au département de travail social de l’UQO.
Getty Images iStockphoto « On a retrouvé un terrain dans un état pire qu’il ne l’était dans la période de bouleversements en 2016 et 2017 », affirme Mélanie Bourque, professeure titulaire au département de travail social de l’UQO.

Dilemme éthique, pression, manque de personnel : le niveau d’épuisement des travailleuses sociales du réseau public est aujourd’hui « incomparable », avertit une chercheuse québécoise, qui montre notamment du doigt la réforme Barrette.

« Les travailleuses sociales épuisées et en détresse psychologique nous le disent : elles manquent de ressources pour faire leur travail », affirme Mélanie Bourque, professeure titulaire au Département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais (UQO), lors d’une entrevue exclusive au Devoir dévoilant les résultats préliminaires d’une étude qui reste à publier.

Avec des collègues, Mme Bourque a mené une étude auprès d’une soixantaine de travailleuses sociales d’un peu partout au Québec au fil de l’année 2022. Elle en avait réalisé une première en 2016-2017, dans la foulée de la réforme de santé mise en place par l’ex-ministre libéral Gaétan Barrette.

La chercheuse tenait à prendre de nouveau le pouls du terrain. « On l’a retrouvé dans un état pire qu’il l’était dans la période de bouleversements en 2016 et en 2017, souligne-t-elle. La détresse est la même partout. »

Plusieurs participantes ont d’ailleurs fondu en larmes durant l’étude, renchérit Mylène Barbe, professionnelle de recherche et étudiante au doctorat en travail social à l’Université de Montréal.

Selon Mélanie Bourque, la réforme Barrette a cristallisé une gestion très hiérarchique du réseau en créant des superstructures — les CIUSSS et les CISSS — « où le terrain, c’est-à-dire les travailleurs, ne participe pas aux prises de décisions ». Les travailleuses sociales se retrouvent notamment face à un « dilemme éthique constant », déplore-t-elle. « On les force à aller dans des directions dans leurs types d’interventions et, pour elles, ça remet en cause complètement leur autonomie professionnelle. »

« Sous pression » et en concurrence

Lors des entretiens de recherche, Mélanie Bourque et Mylène Barbe ont entendu maintes fois parler de la reddition de comptes « sous pression ».

« Avec la nouvelle gestion à la protection de la jeunesse, les intervenantes peuvent passer 50 % de leur temps et plus à faire de la reddition de comptes, alors qu’on manque de gens sur le terrain », relate Mme Bourque. Les travailleuses sociales veulent pourtant être auprès de la population, poursuit-elle.

Plusieurs dénoncent le fait d’être mises en concurrence les unes avec les autres par leurs supérieurs, raconte la chercheuse principale de l’étude. « On leur dit : “Comment se fait-il que ta collègue soit plus performante et fasse plus d’entrevues que toi par jour ?” C’est une pression incroyable sur les intervenants. »

D’autant que la détresse humaine est difficilement quantifiable, note-t-elle.

Manque de soutien professionnel

Le peu de soutien professionnel que reçoivent les nouvelles travailleuses sociales est aussi problématique, affirme Mylène Barbe. Les gestionnaires ont de trop grosses équipes, renchérit Mélanie Bourque.

Plusieurs professionnelles d’expérience choisissent de prendre leur retraite plus tôt en raison de ces conditions insoutenables, constate Mme Bourque. « Toute cette expertise qui s’en va fait en sorte que ceux qui arrivent n’ont pas de soutien. C’est une espèce de cercle vicieux. » Certaines travailleuses sociales décident aussi de changer de poste, ajoute-t-elle. « Elles savent que, pour des gens qui sont en détresse, par exemple, changer d’intervenant régulièrement n’est pas bénéfique. Mais à un moment donné, moi, je dirais qu’elles sauvent leur peau. »

En fin de compte, bon nombre de travailleuses sociales s’inquiètent pour la population, rapporte la professeure de l’UQO. « Elles nous le disent : “Il y a une famille qui s’en va de mon bureau et j’ai peur que la marmite saute le soir parce qu’elle aurait besoin de services, mais je ne peux pas lui en offrir. Et je ne peux pas la “référer” parce qu’il n’y a pas plus de place”. »

Selon Mme Bourque, ces problèmes étaient présents avant la pandémie de COVID-19, mais celle-ci a empiré la situation, comme à bien d’autres endroits.

Contacté par Le Devoir, le cabinet du ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant, a dit ne pas vouloir commenter l’étude avant sa publication. Même réponse du côté du ministère de la Santé et des Services sociaux.

« On fonce droit dans le mur »

Lundi, le Parti québécois et Québec solidaire ont tous deux dénoncé l’effritement des conditions de travail des travailleuses sociales.

« On voit aujourd’hui les effets dévastateurs de la centralisation massive du réseau de la santé, du manque de considération des professionnels dans les services sociaux et des coupes budgétaires des dernières années », a affirmé le député péquiste Joël Arseneau. Les services sociaux sont sous-financés depuis longtemps, alors que les besoins actuels sont criants, a-t-il poursuivi. « On fonce droit dans le mur, alors que le gouvernement est dans le déni. »

Il faut fournir les ressources appropriées aux travailleuses sociales afin d’éviter leur exode de la profession, a pour sa part soutenu Christine Labrie, députée de Québec solidaire et responsable du dossier des services sociaux. « La détresse rapportée par les autrices de l’étude correspond à ce que j’entends trop souvent de la part d’intervenantes : elles se sentent violentées par le système et n’ont pas l’impression de pouvoir respecter les normes de leur ordre professionnel », a-t-elle dit.

Le Parti libéral du Québec n’a pas souhaité commenter les résultats préliminaires de la recherche.

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