Des visions du féminisme s’entrechoquent à l’Assemblée nationale
La vision du féminisme de la ministre responsable de la Condition féminine, Martine Biron, diffère de celle des partis d’opposition.
Le féminisme intersectionnel, soutenu entre autres par Québec solidaire, vise à reconnaître « toutes les formes de discrimination dans la société, comme l’âge, la condition socioéconomique, l’origine ethnique, la présence d’un handicap, l’orientation sexuelle », et leurs effets conjoints, explique la députée Ruba Ghazal.
« Dans les mouvements qui réfléchissent à ces questions, il y a un consensus, ajoute-t-elle. C’est vraiment de base. »
« Ce n’est pas notre vision du féminisme », dit toutefois le cabinet de Mme Biron dans une déclaration transmise au Devoir, sans fournir plus de détails.
Mme Ghazal a présenté mardi une motion sans préavis au Salon bleu avec le Parti libéral du Québec et le Parti québécois, en vue du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes.
Elle visait notamment à ce que l’Assemblée nationale encourage « l’analyse différenciée selon les sexes dans une perspective intersectionnelle afin de défendre les droits de toutes les femmes au Québec ». Il s’agit d’une demande du Collectif 8 mars, qui est formé d’organisations syndicales et féministes.
Or, la motion n’a pas reçu le consentement requis pour être débattue et n’a donc pas été soumise au vote. « Nous trouvons dommage de ne pas avoir pu nous joindre à la motion », souligne le bureau de la ministre responsable de la Condition féminine. Il explique avoir voulu retirer la partie concernant l’intersectionnalité, mais Québec solidaire « a refusé ».
L’équipe de Martine Biron assure néanmoins qu’elle soulignera la journée du 8 mars le « moment venu ». La ministre était absente de l’Assemblée nationale mardi dernier, car elle se trouvait en mission en Asie.
Un « moteur de résistance féministe »
La députée Ruba Ghazal s’est dite « vraiment choquée » de ne pas avoir reçu l’appui du gouvernement caquiste pour sa motion.
Ce geste est « incompréhensible », selon Marie-Andrée Gauthier, porte-parole du Collectif 8 mars. « Je pense que ce sera un moteur de résistance féministe, le fait que la CAQ n’ait pas appuyé la motion », ajoute-t-elle.
Elle soutient que les caquistes font preuve « d’aveuglement volontaire » par rapport aux discriminations vécues par les femmes. Ces dernières ne sont pas un groupe homogène, affirme-t-elle.
La motion visait aussi à ce que les députés québécois prennent acte que, « de génération en génération, dans la rue ou dans l’espace privé, des féministes luttent tous les jours pour faire respecter leurs droits ».
Lors d’un point de presse tenu mardi, Mme Ghazal a souligné l’importance de célébrer le 8 mars en 2023. « Même au Québec, où l’on est plus chanceuses qu’ailleurs dans le monde, les luttes féministes ne sont pas terminées, loin de là. » Les « boys’ clubs » sont encore légion dans la société québécoise, a-t-elle fait valoir. « Notamment aussi à l’Assemblée nationale », a-t-elle souligné.
Dresser un « portrait juste »
Le rejet de l’intersectionnalité de la vision du gouvernement pose problème, selon Mélissa Blais, professeure associée au Département des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais. « C’est une perspective à jour, actualisée, qui nous permet d’avoir un portrait juste des situations », soutient-elle.
Cette approche permet de développer des stratégies de prévention de la violence envers les femmes, indique Mme Blais. « On analyse les choses d’un point de vue intersectionnel, qui généralement cherche à croiser les identités de genre, la classe sociale et aussi la racialisation de certaines femmes pour comprendre en quoi il y a certaines catégories de femmes qui sont beaucoup plus à risque de subir des violences sexuelles et conjugales. »
Je pense que ce sera un moteur de résistance féministe, le fait que la CAQ n'ait pas appuyé la motion
Elle souligne d’ailleurs que le terme « intersectionnel » se retrouve à plusieurs endroits au sein de la Stratégie gouvernementale pour l’égalité entre les femmes et les hommes 2022-2027.
« Des projets pilotes seront également menés pour tester une approche renforcée et actualisée de l’ADS, soit l’analyse différenciée selon les sexes dans une perspective intersectionnelle (ADS+)», peut-on lire notamment dans le document.
Ces projets pilotes sont seulement « un élément de cette stratégie », soutient Catherine Boucher, attachée de presse de Martine Biron. « Et ils sont au stade préliminaire de l’étude. Ça ne témoigne pas de l’orientation gouvernementale globale en matière d’égalité hommes-femmes. »
De son côté, Ruba Ghazal souhaite déposer un projet de loi prochainement afin que les mises à jour économiques et les budgets du gouvernement québécois incluent une analyse différenciée selon les sexes dans une perspective intersectionnelle.
« C’est le terme qui veut dire qu’il faut s’assurer que ce qu’on prend comme décisions [...] ç’a un impact qui ne défavorise pas certaines personnes, comme les femmes ou les minorités », a-t-elle expliqué. Mme Ghazal avait déjà déposé un projet de loi à cet effet en mars dernier, mais il était mort au feuilleton.