Le Québec triomphant de Charles Huot

Le centre de la toile « Je me souviens » de Charles Huot est occupé par la figure allégorique du Québec représentée sous les traits d'une femme aux cheveux noirs.
Photo: Fonds Assemblée nationale du Québec, photographe Francesco Bellomo Le centre de la toile « Je me souviens » de Charles Huot est occupé par la figure allégorique du Québec représentée sous les traits d'une femme aux cheveux noirs.

Le Devoir sort du cadre de l’Assemblée nationale dans cette série qui revisite les tableaux marquants de notre histoire politique. Aujourd’hui, Je me souviens de Charles Huot.

Québec, le 18 décembre 1920. Le peintre Charles Huot fait une pause au sommet de l’échafaudage installé sur le parquet du Salon vert. Il masse son bras engourdi avant de reprendre le pinceau à long manche lui permettant de retoucher sa toile fixée au plafond à l’aide d’une colle à base de poisson. Le temps presse pour l’artiste sexagénaire, qui doit achever le travail avant le retour des députés en Chambre. La patience du premier ministre Taschereau a ses limites !

L’œuvre que l’on s’apprête à dévoiler est une allégorie de la devise Je me souviens, qui a été gravée dans la pierre de l’hôtel du parlement québécois par son architecte, Eugène-Étienne Taché. Elle présente un panorama des « grands hommes » de l’histoire du Québec déployés sur la voûte céleste. « Les nuages, c’est un artifice habituel, car le plafond invite à voir le ciel », explique l’historien de l’art Robert Derome. La composition éthérée fait penser à L’apothéose de Christophe Colomb, que Napoléon Bourassa destinait à ce même parlement.

Photo: Université d'Ottawa, Fonds Charles Huot Le peintre Charles Huot juché sur son échafaudage au début du XXe siècle, lors de la réalisation de son tableau « Je me souviens ».

Charles Huot aura mis six ans pour venir à bout de cette œuvre titanesque de 18 mètres de long sur 7 mètres de large. La toile, que l’on peut toujours apercevoir au sommet de l’ancien Salon vert, devenu bleu, porte d’ailleurs les marques de morceaux ajoutés ici et là par l’artiste insatisfait. « C’est un immense puzzle, observe Derome. Les sections où il y a beaucoup de personnages sont les plus fragmentées. »

Le Québec debout

Le centre de la composition est occupé par la figure allégorique du Québec (1) représentée sous les traits d’une femme aux cheveux noirs. La Marianne québécoise vêtue d’une toge gréco-romaine brandit une couronne de laurier d’une main tandis que l’autre est posée sur un écu arborant les armoiries de 1868. Cette posture triomphante est aux antipodes de la première version de l’œuvre, sur laquelle la Québécoise était plongée dans un songe. C’est à la demande de Taschereau que la femme s’est levée de son fauteuil de pierres sculpté à même le cap Diamant.

Cette modification tardive est instrumentalisée dès la séance du 1er février 1921 lors d’un discours du secrétaire de la province, Athanase David. « Le Québec d’après la guerre n’est plus le même, s’exclame ce membre influent du gouvernement libéral en désignant le plafond. La jeune femme pensive a dompté ses inquiétudes et elle affirme son désir intense de donner la pleine valeur de sa puissance. Elle n’est plus assise, car elle sait que tout peuple qui se repose s’expose à se faire devancer dans la lutte qui commence sur le champ économique ! »

Photo: Fonds Assemblée nationale du Québec, photographe Francesco Bellomo « Je me souviens » de Charles Huot

La Québécoise est prête à livrer bataille, se tenant bien droite aux côtés des allégories de l’Agriculture, du Commerce, de l’Équité et de la Justice. Cette escouade de choc est accompagnée de l’Abondance (2) qui vide sa corne du haut de son nuage. Le Québec de 1921 ne vient-il pas de rattraper l’Ontario ?

L’avenir québécois est assuré par la pulpe, l’amiante et l’énergie électrique, ajoute Athanase David. « Nos richesses sont telles que nous en sommes rendus quelques fois à nous demander ce que nous n’avons pas ! » La terre doit cependant demeurer le socle de l’économie québécoise, précise-t-il : « Notre province est une province agricole et doit le demeurer ! »

Turbulences

L’apothéose du Québec à la manière de Charles Huot débute en 1534 avec l’arrivée des navires de Jacques Cartier dans la baie de Gaspé (3). L’explorateur français n’a pas perdu de temps en prenant possession d’un nuage par l’entremise d’une croix au pied de laquelle se prosterne un Autochtone anonyme (4).

Ce premier cumulus mène au poteau d’exécution d’un missionnaire jésuite (5) brûlant pour l’éternité. Il s’agit peut-être de Jean de Brébeuf, que les Iroquois du lac Ontario ont baptisé à l’eau bouillante avant de le laisser mourir à petit feu en 1649. L’identité de ce martyr de la foi reste à établir, le peintre n’ayant pas donné les clés de son panthéon.

Les turbulences se multiplient à l’approche de la Conquête britannique, que tentent d’empêcher les soldats français menés par le général François-Gaston de Lévis (6). Le successeur de Montcalm est aisément reconnaissable au tricorne qu’il aurait planté sur son épée à la bataille de Sainte-Foy en 1760.

Le dessin se raffine avec l’avènement du parlementarisme à la fin du XVIIIe siècle. La silhouette de Louis-Joseph Papineau (7) se détache d’une grappe de députés aux côtés de son camarade Louis-Hippolyte La Fontaine (8) avec lequel le tribun se brouillera après les rébellions patriotes de 1837.

En bondissant d’un nuage à l’autre, on rejoint le Canada de 1867 représenté par son premier ministre, John A. Macdonald (9). Le politicien honni tenu pour responsable du système des pensionnats pour Autochtones veille ainsi depuis plus d’un siècle sur les débats de la nation québécoise.

Un nuage passe. C’est celui des arts, avec à son bord le poète Octave Crémazie (10) et l’architecte Eugène-Étienne Taché (11). Le premier joue tranquillement de la lyre alors que le second présente une esquisse de son parlement. Les deux hommes défilent doucement à basse altitude tandis qu’une bourrasque emporte le premier ministre québécois Honoré Mercier (12) et son homologue fédéral, Wilfrid Laurier (13), à l’extrémité gauche de la toile.

Le ciel s’obscurcit avec l’arrivée d’un nuage étonnamment gris chargé de prêtres. La présence du cardinal Elzéar-Alexandre Taschereau (14) en son centre rappelle l’emprise de la religion catholique sur l’État québécois d’il y a à peine un siècle. Son Éminence est d’ailleurs l’oncle du premier ministre Taschereau, qui fera accrocher des crucifix dans tous les palais de justice à la fin de la décennie 1920. Maurice Duplessis complétera l’opération en plantant le sien au Salon vert en 1936.

Héritage

Dans son discours en Chambre de 1921, Athanase David n’a pu s’empêcher de noter la « rigidité » des plis de la robe du Québec allégorique et la vigueur « exagérée » de son bras. Les limites de la composition seront également relevées l’année suivante par le peintre Ozias Leduc : « Le dessin est lâche et tous ces personnages plafonnent avec plus ou moins d’ensemble. »

Robert Derome reconnaît aujourd’hui qu’il n’a pas toujours apprécié le « péplum » de Charles Huot à sa juste valeur. « L’œuvre a tellement d’éléments qu’elle n’est pas facile à voir et à comprendre », fait-il valoir en observant les nuages de ce legs méconnu de l’artiste qui est devenu de facto le peintre du Parlement québécois.

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