Les aventures de François Legault au pays des médias

Le premier ministre n’a pas caché son agacement, au cours des derniers mois, envers le travail de la presse.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Le premier ministre n’a pas caché son agacement, au cours des derniers mois, envers le travail de la presse.

Dans Les aventures de Tintin, le personnage d’Abdallah débarque régulièrement à Moulinsart pour semer le chaos avec son arsenal de farces et attrapes, au grand dam du capitaine Haddock.

« Un reporter dans les corridors du parlement, c’est un peu comme du poil à gratter dans un col de chemise », pourrait sans doute concéder Tintin, s’il avait lui-même été journaliste politique à l’Assemblée nationale.

Au cours des derniers mois, le premier ministre François Legault a d’ailleurs donné à quelques occasions l’impression qu’il avait un peu trop de poil à gratter dans son col de chemise.

La dernière campagne électorale a évidemment été l’occasion de frictions avec les journalistes. À cet égard, M. Legault ne s’est pas gêné pour montrer son agacement face aux questions répétées sur ses politiques en matière d’immigration et sur son projet de tunnel Québec-Lévis.

La veille du scrutin, le chef caquiste a annulé le traditionnel souper de fin de campagne avec les journalistes, qui sert à conclure le marathon électoral dans une ambiance conviviale sur toutes les caravanes.

Voyage de chasse

À la mi-décembre, M. Legault a fait faux bond aux journalistes une deuxième fois, au terme d’une session parlementaire écourtée en raison de la campagne. La Coalition avenir Québec (CAQ) a fait son bilan des travaux sur les médias sociaux, contrairement à tous ses adversaires qui se sont pliés à l’exercice traditionnel de la conférence de presse.

« Deux petites semaines, ça ne nécessitait même pas de faire un bilan », a badiné M. Legault cette semaine en s’adressant à ses députés.

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Durant ces « deux petites semaines », son ministre de l’Économie et de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon, avait néanmoins eu le temps de provoquer l’ouverture d’une sixième enquête de la commissaire à l’éthique à son sujet.

M. Legault a reçu ensuite une lettre du président-directeur général de Québecor, Pierre Karl Péladeau, lui demandant de rappeler à l’ordre son ministre qui s’en est pris au travail d’un journaliste du Journal de Montréal. À cette occasion, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) avait également pris la défense du journaliste.

Parti sans envoyer ses traditionnelles cartes de souhaits du temps des Fêtes aux membres de la Tribune de la presse, le chef du gouvernement ne les a pas complètement oubliés.

Partageant régulièrement ses lectures sur les réseaux sociaux, M. Legault a confié son appréciation du livre Dans la cour des grands, écrit par l’ex-chroniqueur du quotidien Le Soleil Gilbert Lavoie. « Critique sévère du travail des journalistes », a souligné le premier ministre sur son fil Twitter. Il a cité un extrait de l’ouvrage selon lequel le journalisme est devenu « plus agressif au point d’en être parfois malicieux ou méchant ».

M. Legault en a rajouté 24 heures plus tard. Cette fois, c’est le livre de l’ex-conseiller politique Marc-André Leclerc, Confidences politiques, qui l’a inspiré. « L’auteur parle du rôle indispensable des conseillers politiques auprès des politiciens. Et de la frustration à l’égard des journalistes, a écrit le premier ministre sur Twitter. Confirme toute mon admiration pour les conseillers politiques. »

Injustement traité

À la mi-janvier, les réactions à la démission de la présidente-directrice générale d’Hydro-Québec, Sophie Brochu, ont incité M. Legault à faire une mise au point concernant ce qu’il avait « entendu et lu ». M. Legault a dénoncé la perception « injuste » dont son gouvernement a été victime.

Ewan Sauves, l’attaché de presse de M. Legault, a affirmé au Devoir cette semaine que de manière générale, le premier ministre et son cabinet ont de bonnes relations professionnelles avec la plupart des journalistes.

« Il arrive parfois que nous soyons traités injustement et nous avons tout à fait le droit de le dire, a-t-il précisé. Ce serait malsain pour la démocratie que le travail des journalistes et des médias soit exempt de toute critique. »

Quelques nuances

L’ex-chroniqueur Gilbert Lavoie a souligné que M. Legault a tronqué la phrase extraite de son livre qu’il a citée sur Twitter. Elle mentionnait également que le journalisme au Québec était « devenu beaucoup moins complaisant ».

« On a utilisé seulement la portion de ma citation qui critiquait les journalistes, sans y mettre toutes les nuances du texte, a-t-il répondu au Devoir. C’est un comportement exactement similaire à celui que les politiciens reprochent souvent aux journalistes. »

M. Lavoie a constaté aussi l’agacement de M. Legault, dernièrement. « Il m’apparaît évident que l’insistance tout à fait appropriée des médias sur des sujets controversés comme le troisième lien ou l’immigration ont eu raison de sa patience, ce qui explique sans doute la distance qu’il a établie depuis avec la presse parlementaire », affirme-t-il.

Marc-André Leclerc, qui a été conseiller politique au Parti conservateur du Canada, a nuancé l’interprétation faite par M. Legault des témoignages d’autres conseillers rapportés dans son livre. « Dans mes rencontres avec ces gens-là, je n’ai pas senti de frustration », dit-il.

Le recadrage que M. Legault a fait sur Hydro-Québec montre qu’il semble contrarié quand les médias ne transmettent pas son message comme il le souhaite, estime l’ex-conseiller.

« Je ne pense pas que M. Legault a une mauvaise relation avec les médias, dit-il. Clairement, c’est un homme politique qui n’aime pas ça, lire une critique ou qu’on lui prête de mauvaises intentions. »

Effet pandémie

Après un premier mandat dominé par la gestion de la pandémie, M. Legault doit s’adapter à un retour à la normale avec les médias, analyse M. Leclerc. « Maintenant, les gens s’attendent à ce qu’il livre, et les médias sont la courroie de transmission entre le public et le premier ministre, souligne-t-il. Ça se peut, c’est normal, qu’il trouve ça plus difficile en termes de questions. »

Ex-directeur des communications d’un ministre caquiste, Dominic Vallières constate que la pandémie a créé un contexte particulier face au rôle des médias. « Tout le monde poussait dans la même direction, tout le monde traversait l’inconnu ensemble, souligne-t-il. La parole du premier ministre était vraiment exécutive. »

Ce mandat exceptionnel continue d’avoir une influence sur les rapports de M. Legault avec les médias.

« Il a été plus populaire que la moyenne des premiers ministres et ça vient un moment donné avec un danger, dit M. Vallières. Si tu dis que tu es en communion avec l’opinion publique, as-tu vraiment besoin de t’astreindre aux mêmes choses que tes prédécesseurs ? »

La décision de ne pas faire de bilan de fin de session, en décembre, est un bon exemple, selon lui. « C’est extrêmement rare qu’un chef de gouvernement décide de ne pas faire de bilan de session », note M. Vallières, qui a également conseillé l’ex-première ministre péquiste, Pauline Marois.

De la même manière, un ex-stratège libéral, qui a préféré garder l’anonymat, car il travaille maintenant dans le secteur privé, s’est étonné que M. Legault annule son souper de fin de campagne électorale avec les médias. « C’est le souper de la trêve, se souvient-il. On se tapoche durant la campagne, mais à cette occasion, les masques tombent. »

Approches diverses

Jean-Claude Rivest, qui a été député libéral ainsi que conseiller politique de Robert Bourassa, constate que M. Legault a une approche qui diffère de celle de son ancien patron dans ses relations avec les journalistes.

« On sent qu’il n’aime pas ça, note-t-il. Pour lui, ça a l’air d’être une chose qu’il faut qu’il fasse. Tandis que pour M. Bourassa, c’était un plaisir intellectuel. Il aimait beaucoup l’échange. »

Selon M. Rivest, M. Bourassa entretenait des rapports cordiaux avec les journalistes, parfois presque trop familiers. « Il essayait d’élaborer ses stratégies pour contrer une affirmation qui lui apparaissait inexacte. Mais le journaliste qui avait écrit ça n’était pas mis au ban ou boudé. Il n’était pas réprimandé. Au contraire, il en mettait peut-être plus, d’ailleurs. »

M. Bourassa estimait que les journalistes et les politiciens poursuivaient, plus largement, un objectif commun. « M. Bourassa, au-delà du politicien, c’est quelqu’un qui avait la passion des affaires publiques, se rappelle M. Rivest. Il retrouvait ça chez les journalistes. Dans ce sens-là, il avait un immense respect et une espèce de familiarité. »

Encore là, l’ex-conseiller constate une différence avec le premier ministre actuel. « M. Legault n’est pas familier avec cet esprit des journalistes pour le service public, dit-il. Ou il l’a à sa manière. »

Dans l’expression la plus manifeste d’un accès d’exaspération, en 2017, Philippe Couillard avait reproché aux journalistes parlementaires leurs questions répétées au sujet des ministres qu’il avait gardés, après un remaniement. « Vous voulez avoir une livre de chair, un peu de sang sur la table ? » leur avait-il lancé.

Le directeur des relations de M. Couillard à cette époque, Charles Robert, affirme que l’ex-premier ministre libéral était parfois agacé par l’insistance des journalistes, même s’il aimait débattre avec eux. « Il n’avait pas de hargne vis-à-vis des chroniqueurs et des journalistes. Même ceux qui pouvaient être durs avec lui. »

Épilogue

À la mi-janvier, M. Legault a rencontré à tour de rôle les chefs des partis de l’opposition. En arrivant, l’un d’eux a taquiné M. Legault sur l’agacement manifeste du chef du gouvernement envers les journalistes.

« Je lui ai dit que s’il était à ma place, je ne sais pas ce qu’il ferait, mais il aurait des raisons d’être encore plus mécontent. Il n’a pas trouvé ça drôle », a relaté Éric Duhaime.



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