L’Agence de la santé et le syndrome du biscuit

Véritable révolution dans le monde de la santé, la création prochaine d’une Agence de la santé à l’extérieur du ministère rendra le système de santé plus efficace et plus humain, promet Christian Dubé. Mais certains experts y voient un risque de dérive.
En Alberta, on se souvient encore de « l’incident du biscuit » causé par le premier p.-d.g. de l’Agence de la santé, en 2010. Pressé de questions concernant les ratés dans une urgence, Stephen Duquette avait fui les journalistes en prétextant à répétition qu’il devait « manger son biscuit ». La séquence, qui, malheureusement pour lui, avait été filmée, avait fait scandale et entraîné sa démission.
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Balado | Quel destin pour Santé Québec?Au Québec, plusieurs craignent que la création d’une telle agence permette au ministre de la Santé de se décharger de ses responsabilités sur une personne assise sur un siège éjectable. « On va avoir un bouc émissaire, le ministre va pouvoir passer la rondelle à ce p.-d.g. d’agence, que je plains de tout mon coeur », remarque l’ancien ministre de la Santé et chercheur Réjean Hébert.
Or, en entrevue au Devoir cette semaine, le ministre s’en est vivement défendu. « Je reste imputable, mais je structure différemment », a-t-il soutenu.
Devra-t-on s’attendre au même niveau de transparence de la part de Santé Québec que celui qu’offre Hydro-Québec, qui ne rencontre les élus qu’une fois par an en commission parlementaire ? « Non », répond Christian Dubé, qui n’a pas voulu fournir plus de détails à cette étape-ci.
Le ministre se serait-il rendu à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont s’il y avait eu une agence ? La réponse était ambiguë. « Oui », a-t-il dit, avant de suggérer autre chose. « C’est une grève illégale qu’on a eue la semaine passée, dit-il. Dans un cas comme ça, oui, je serais allé. Je serais allé voir le p.-d.g. de Santé Québec et je lui aurais demandé : “Vous faites quoi avec Maisonneuve-Rosemont ?” »
Christian Dubé aime répéter qu’il faut distinguer « l’important » de « l’urgent ». Une agence permettrait au ministre de la Santé de se concentrer sur le premier volet. L’ancien patron de Cascades souhaite importer des recettes efficaces qui ont souri au privé… et à la lutte contre la pandémie. Et veut, comme bras droit sur le terrain, l’équivalent d’un Daniel Paré, celui qui avait géré avec succès la campagne de vaccination.
Le modèle d’Hydro-Québec
L’idée ne date pas d’hier. En 2001, le rapport de la commission Clair recommandait que le gouvernement se fasse conseiller sur « le renouvellement du ministère » et « la création d’une agence nationale ».
L’ancien président du Collège des médecins et auteur Yves Lamontagne avait proposé le concept « d’Hydro-Santé » à l’époque. « J’avais rencontré André Caillé [le patron d’Hydro-Québec de l’époque]. Lui et moi, on se disait qu’on se ressemblait, se souvient-il. On était obligés de rendre des services 24 heures par jour, 365 jours par année. Et on faisait face à des crises comme la crise du verglas et le débordement des urgences. » Un « Hydro-Santé », ajoute-t-il, pourrait plus aisément donner une place au privé dans le réseau. « Il pourrait se permettre de trouver d’autres façons de faire. »
Le président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ), Vincent Oliva, trouve, lui aussi, le concept prometteur. Mais Santé Québec « va devoir rapidement donner des résultats », prévient-il. Il ne faudrait pas qu’on se contente de « diviser le ministère en deux » et de « changer son nom ».
Régis Blais, professeur titulaire au Département de gestion, d’évaluation et de politique de santé de l’Université de Montréal, peine à comprendre pourquoi une nouvelle structure doit être créée pour coordonner les opérations des régions sur le terrain. « Est-ce qu’on a besoin que ce soit [fait] par une agence ? demande-t-il. Ça peut se faire par des gens qui sont au ministère. Il y en a un, service de coordination régionale. Continuez de le faire. Faites-le mieux. »
Il se demande si l’agence aura « plus de pouvoirs sur Maisonneuve-Rosemont que le ministre lui-même ». « C’est pas évident, dit-il. Et si les mêmes fonctionnaires passent du ministère à l’agence, est-ce qu’ils vont faire autre chose ou ils vont faire la même chose ? »
La professeure en économie de la santé Maude Laberge, de l’Université Laval, se questionne sur le roulement au sein de Santé Québec. « Est-ce qu’il y aura plus de stabilité dans l’équipe de direction de l’agence que dans les directions du ministère de la Santé ? » C’est crucial, dit-elle, parce que ça prend « une certaine stabilité pour accomplir des choses ».
En Alberta, fait-elle remarquer, « la direction de l’Agence de santé [Alberta Health Service] a changé de main à de multiples reprises ». En 2022 seulement, la PDG a été remplacée et la première ministre Danielle Smith a mis dehors tout le conseil d’administration.
David Levine, ancien p.-d.g. de l’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal, rappelle que la santé est un domaine « très politique » et « très médiatisé ». « Il y a une madame dans un centre d’hébergement de longue durée qui s’ébouillante parce que l’eau est trop chaude dans le robinet et ça fait une grande manchette », cite-t-il en exemple.
Dans le contexte, un gouvernement qui veut être réélu sera-t-il capable « d’accepter une presse négative » envers l’agence et de ne pas s’en mêler ? demande David Levine.
Alléger la tâche de la sous-ministre
Le ministre Dubé soutient justement que le plus gros « bénéfice » de Santé Québec sera la « stabilité » qu’il procurera au réseau. Comment ? Il n’a pas voulu entrer dans les détails cette semaine, de peur de porter outrage au Parlement en dévoilant le contenu d’un projet de loi qui n’a pas encore été déposé.
On sait toutefois qu’il s’agira d’une grosse loi, de type « mammouth ». Cette semaine, il a précisé qu’entre 300 et 400 employés du ministère affectés aux infrastructures et aux technologies de l’information seront transférés d’une boîte vers l’autre.
Les CISSS et les CIUSSS subsisteront, mais on ignore comment ils interagiront avec l’Agence. Ce qui fait dire à certains critiques qu’on centralise le réseau au lieu de le décentraliser comme le promettait la Coalition avenir Québec (CAQ). Aux yeux de l’ancien ministre de la Santé Réjean Hébert, le Québec n’a surtout pas besoin d’une autre « réforme de structure ». « Ça fait 20 ans qu’on est dans les réformes de structures. Il y a eu la réforme Couillard en 2003, la réforme Barrette en 2015, et le réseau en a souffert beaucoup. »
Le ministère, lui, hériterait d’une structure de direction simplifiée. Ainsi, la sous-ministre actuelle, Dominique Savoie, n’aurait plus à superviser 15 sous-ministres adjoints et 35 p.-d.g. (des CISSS et des CIUSSS, notamment), ce qui est complètement anormal, plaide Christian Dubé.
On se rappellera d’ailleurs que c’est Mme Savoie qui avait proposé au gouvernement d’emprunter cette voie dans un rapport. « Les solutions sont connues, il faut passer à l’action », écrivait-elle.
Et les patients là-dedans ? En quoi Santé Québec améliorerait-elle la qualité des soins ? Le ministre Dubé a répondu cette semaine que cela permettrait d’éviter des histoires comme celle de la veuve de Robert Bourassa, morte dans de grandes souffrances à l’hôpital sans soins palliatifs. Des propos « cyniques » vivement dénoncés par les oppositions.
Le ministre a aussi mentionné que l’agence, à elle seule, n’allait pas tout régler, mais qu’il fallait déployer son Plan santé dans son ensemble (voir encadré résumé Plan santé).
Pour la professeure Maude Laberge, « on ne devrait pas prétendre que l’Agence fera qu’on ne verra plus de patients traités comme l’a été la veuve de M. Bourassa. La création d’une agence ne résoudra pas tous les maux complexes du système de santé. Il n’y a pas une solution qui soit une panacée, il y a des solutions qui, chacune, pourront contribuer à améliorer le système ».
Plan santé : les grandes lignes
Le Plan santé touche à tous les maux qui affligent le réseau de la santé, de la pénurie de main-d’oeuvre aux ratés de la Direction de la protection de la jeunesse. Présenté en mars 2022, il compte 50 propositions, dont :
- Embauche massive de personnel et l’élimination du recours au temps supplémentaire obligatoire (TSO)
- Accès simplifié aux données de santé pour les patients comme les chercheurs
- Mise en place d’un seul dossier santé numérique pour tout le réseau
- Hôpitaux neufs, CHSLD rénovés
- Grand rattrapage dans les chirurgies
- Déploiement du Guichet d’accès à la première ligne (GAP)
- Augmentation du nombre d’infirmières praticiennes spécialisées (IPS)
- Virage vers les soins à domicile
- Mise en oeuvre des recommandations de la commission Laurent
- Séparation des orientations et des opérations entre le ministère et le réseau