Mise en garde contre les effets pervers du mode de scrutin

Avec 41% des voix, la CAQ a obtenu 72% des sièges à l’Assemblée nationale, alors que le PCQ, avec 12,9% des voix, n’en a obtenu aucun.
Photo: Jarvis Baker iStock Avec 41% des voix, la CAQ a obtenu 72% des sièges à l’Assemblée nationale, alors que le PCQ, avec 12,9% des voix, n’en a obtenu aucun.

Près de 13 % des voix, mais aucun député conservateur. Les distorsions du système électoral québécois donnent des munitions à des citoyens ayant perdu confiance en la démocratie, qui évoquent de supposées fraudes sans pouvoir les démontrer. Cette colère inquiète des experts, qui lancent une mise en garde contre les possibles effets pervers du mode de scrutin sur la cohésion sociale.

La Coalition avenir Québec (CAQ) a été reportée au pouvoir avec 41 % des voix, ce qui lui a donné 72 % des sièges à l’Assemblée nationale. Le gouvernement Legault se retrouve avec 90 députés sur 125, même si 59 % des électeurs ont appuyé d’autres partis. De son côté, le Parti conservateur du Québec n’a fait élire aucun député en recueillant 12,9 % des voix.

Malgré ces disparités flagrantes, il n’y a pas eu de fraude : le système est ainsi fait. Le mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour, hérité du système parlementaire britannique, est dénoncé régulièrement, depuis plus d’un siècle, pour ses distorsions parfois choquantes entre le vote populaire et la répartition des sièges. Les élections du 3 octobre 2022 ne font pas exception.

« Fraude », « mensonges », « corruption », les dénonciations non fondées du scrutin de lundi abondent sur les réseaux sociaux. Tous les partis ont eu beau reconnaître la validité des élections (malgré les imperfections du mode de scrutin), des internautes trouvent que les résultats s’apparentent aux majorités écrasantes de la Corée du Nord et de l’ex-Union soviétique.

« J’ai 100 % de mon fb qui est facher ce matin et cest suposer etre ca une démocratie ? [sic] », a indiqué un internaute sur le réseau TikTok.

Des laissés-pour-compte

 

Le niveau de littératie laisse parfois à désirer sur les réseaux sociaux. L’éducation à la citoyenneté des électeurs n’est pas toujours optimale non plus. Certains comprennent mal que l’opinion de leurs amis Facebook ne corresponde pas nécessairement aux résultats électoraux. La Dre Cécile Rousseau, professeure à la Division de psychiatrie sociale et culturelle de l’Université McGill, estime en ce sens qu’il vaut mieux tenter de comprendre les électeurs désabusés plutôt que de les juger. « Si nous voulons faire oeuvre de démocratie, il faut prendre acte qu’un nombre non négligeable de citoyens ne se sentent pas entendus et ne font pas confiance aux institutions », dit-elle.

Le réflexe de ces citoyens laissés-pour-compte est de s’engager dans une cause, dans un mouvement de protestation, pour « donner un sens à leur sentiment d’injustice » et se donner du pouvoir, explique la professeure et médecin.

On a vu ce que cela a donné aux États-Unis : une frange importante de citoyens appuie les théories du complot de mouvements comme QAnon, rappelle Cécile Rousseau. Par mimétisme, à cause de la proximité des États-Unis, les mouvements québécois de protestation contre les mesures sanitaires se sont en partie abreuvés aux mêmes sources, note la spécialiste.

« Environ 16 % des Canadiens pensent que l’élection a été volée à Trump, dit-elle. Il est possible qu’ils se disent : “Rebelote, ça nous arrive à notre tour.” »

De toute évidence, la majorité des partisans conservateurs se sont ralliés à leur chef, qui a reconnu sans hésiter les résultats des élections. La colère de certains partisans d’Éric Duhaime est toutefois légitime, compte tenu des résultats électoraux, souligne Cécile Rousseau.

« Qu’on soit d’accord ou non avec les positions d’Éric Duhaime, la montée du parti conservateur est un signe de santé démocratique, ajoute la professeure. Il vaut mieux que la divergence s’exprime au sein de nos institutions politiques plutôt qu’à l’extérieur. Il faut maintenant faire un effort pour construire une démocratie plus participative si on veut limiter le plus possible les dégâts politiques qu’on voit en Europe et aux États-Unis. Le pire qu’on pourrait croire, c’est de penser que ça ne nous arrivera pas. »

La confiance en péril

 

Le gouvernement Legault doit agir pour éviter une détérioration du climat social déjà tendu, fait valoir Jean-Pierre Charbonneau, président du Mouvement démocratie nouvelle. L’ex-ministre péquiste de la Réforme des institutions démocratiques vient de lancer une campagne visant à convaincre le premier ministre Legault d’honorer sa promesse (reniée en 2021) de réformer le mode de scrutin.

« Le résultat des élections de lundi est encore une fois le déclencheur d’une prise de conscience : il est essentiel de réformer le mode de scrutin pour que la démocratie soit vraiment représentative. La confiance envers nos institutions est en jeu », dit cet ancien président de l’Assemblée nationale.

Il rappelle que l’insatisfaction envers le système majoritaire uninominal à un tour ne date pas d’hier. Les élections de 1890 avaient soulevé un tollé parce que les libéraux d’Honoré Mercier avaient formé le gouvernement avec 1350 votes de moins, mais surtout 20 sièges de plus, que les conservateurs.

Scénario abracadabrant en 1966 aussi : les libéraux de Jean Lesage avaient gagné 150 000 votes (et 6,47 points de pourcentage) de plus que l’Union nationale, mais Daniel Johnson père avait formé le gouvernement, avec six élus de plus que son adversaire.

Les deux premières élections de l’histoire du Parti québécois (PQ) ont aussi provoqué la colère de René Lévesque et de ses partisans. Le parti souverainiste a terminé deuxième dans les appuis populaires en 1970, avec 23 % des voix, mais avait été relégué au rang de troisième parti d’opposition avec seulement sept députés. Trois ans plus tard, le PQ a obtenu 30,2 % des voix, mais tout juste six élus.

Le PQ de Lucien Bouchard a pris sa revanche en 1998 : il avait remporté 28 sièges de plus que les libéraux de Jean Charest en amassant près de 28 000 votes de moins. Cette année-là, l’Action démocratique du Québec de Mario Dumont — ancêtre de la CAQ — n’avait eu qu’un député avec 11,8 % des voix.

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