L’Outaouais rural, éternel négligé

Les territoires ruraux de l’Outaouais ont la désagréable impression d’être dans l’angle mort des politiciens. Le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) a certes reconnu le sous-financement chronique de la région en santé. Mais loin de la ville, on en ressent peu les effets.
Février 2020. Le service d’obstétrique de l’Hôpital du Pontiac, à Shawville, ferme ses portes faute d’infirmières en nombre suffisant pour rouler. On évoque alors une interruption de six mois. Or, nous voilà en septembre 2022, et il n’a toujours pas repris ses activités.
« Ça traîne », se désole Denis Marcheterre, porte-parole de l’organisme Action santé Outaouais, qui milite depuis des années pour l’amélioration des services dans la région. « Des infirmières spécialisées, c’est compliqué à trouver. Déjà qu’il en manque à Gatineau, il en manque encore plus en région rurale comme Shawville. »
La petite municipalité de 1500 habitants se trouve à une heure de route à l’ouest de Gatineau. Sur place, les gens balancent entre la résignation et la colère. « Les femmes enceintes, il faut qu’elles aillent accoucher à Gatineau, à Ottawa ou à Pembrooke [en Ontario]. Le temps qu’elles se rendent, le bébé peut être déjà sorti », s’indigne Lorna Philippe croisée dans le stationnement de l’hôpital. « C’est inacceptable. » Avant sa retraite, Mme Philippe était préposée aux bénéficiaires à l’hôpital. Elle fait aujourd’hui du bénévolat en conduisant des personnes âgées à leurs rendez-vous.
« Oui », ça va influencer son vote. Mais comment ? Elle dit en riant que son « coeur balance » entre deux candidats, mais qu’« ils nous font des promesses ; après, on existe plus ».
Mme Philippe s’exprime en français avec un fort accent anglais. Majoritairement anglophone, Shawville a été colonisée par des protestants irlandais au début du XIXe siècle. Sur son site Web, on raconte qu’ils « traversèrent une dense forêt et des marais infestés d’insectes jusqu’au deuxième jour quand ils arrivèrent dans une clairière où une source jaillissait du sol ».
Aujourd’hui, de majestueux saules dominent les terres le long de la côte qui mène à l’hôpital. Un établissement propret de briques orangées qui n’a rien de misérable. Mais Mme Philippe craint déjà le jour où il finira par fermer. « Si ça continue, on n’aura plus rien dans le Pontiac, ils vont tout fermer. Si tu laisses une affaire passer, c’est fini. »
Le sentiment d’être oubliés et négligés par Québec est fort dans la région. La présence de la frontière ontarienne a donné lieu à une dynamique pernicieuse. En Outaouais, lorsque les services font défaut, on va en Ontario. Ainsi, plutôt que d’investir au Québec, la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) rembourse le gouvernement ontarien pour ses bons services à hauteur de 100 millions $ en moyenne par an. Pendant ce temps, les travailleurs de la santé sont attirés par les meilleurs salaires du côté ontarien. Et ainsi de suite.
Retard reconnu par le Parlement
En 2018, un groupe de leaders, incluant l’ancien maire de Gatineau Maxime Pedneault-Jobin, ont convaincu le Parlement d’adopter une motion reconnaissant que l’Outaouais a « accumulé un retard important ces dernières années quant au financement public en santé, en éducation, en enseignement supérieur et en culture ».
Est-ce que ça a donné quelque chose ? « Non », répond M. Marcheterre d’Action santé Outaouais en riant. « Il faut continuer à pousser, il faut maintenir l’élan. »
En plus, l’injustice vécue par l’Outaouais a perdu son caractère unique depuis que les Laurentides se réclament, elles aussi, d’un sous-financement structurel.
Au moins, la région a davantage l’écoute des politiciens depuis la campagne électorale de 2018. La CAQ avait alors reproché aux libéraux d’avoir tenu l’Outaouais pour acquis pendant des décennies en plus de promettre à la région un nouvel hôpital. Le discours a porté, et trois des cinq circonscriptions ont élu des caquistes : Mathieu Lacombe dans Papineau, Robert Bussières dans Gatineau et Mathieu Lévesque dans Chapleau.
Deux libéraux ont été épargnés : Maryse Gaudreault dans Hull et André Fortin dans Pontiac. L’affiche du jeune député est d’ailleurs bien en vue devant l’Hôpital de Shawville, dont il a souvent dénoncé la situation au Salon bleu ces dernières années. M. Marcheterre s’attend à ce qu’il soit réélu, ce que suggèrent aussi les sondages.
Chose certaine, plus personne ne prend les électeurs de l’Outaouais pour acquis, se réjouit M. Marcheterre qui, le jour de l’entrevue, était convié à des rencontres avec des gens de la CAQ et du PLQ intéressés par ses revendications. « Gatineau commence à avoir un poids politique, mais le reste de l’Outaouais, non », fait-il toutefois remarquer.
Et pourtant, il y aurait fort à faire. Le revenu moyen des gens dans le Pontiac et la Vallée-de-l’Outaouais (24 000 $) est nettement sous la moyenne de la région (27 000 $), laquelle est inférieure à celle du Québec (près de 30 000 $). Même chose pour l’espérance de vie, qui oscille autour de 77 ans alors que la moyenne québécoise est de 81 ans, selon une étude de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) publiée en 2021.
D’emblée, l’hôpital de Gatineau « va aider, mais c’est pour dans dix ans et d’ici là, on a le temps de mourir plusieurs fois », laisse tomber M. Marcheterre, moqueur. « Entre-temps, il faut faire quelque chose. » Le CISSS a un bon plan pour améliorer les services en milieu rural, notamment avec les CLSC et les soins à domicile. Mais encore faut-il pouvoir le financer. « Est-ce que le CISSS va être pris pour négocier avec Québec encore une fois ? »
Deux objets de fierté disparus
Certes, tout n’est pas si sombre. Les patients des MRC rurales de l’Outaouais bénéficient d’un meilleur ratio de médecins de famille et d’infirmières par habitant que les gens de Gatineau, selon l’étude de l’IRIS. Mais en matière de soins spécialisés, c’est le contraire.
C’est ainsi à Shawville, tout comme à Thurso, dans l’est de la région, où s’est rendu Le Devoir. Le maire de la ville, Benoît Lauzon, avance qu’il faut cesser de réclamer un « rattrapage » pour la région. « Parce que si on continue juste de parler avec le gouvernement de ce qu’on n’a pas eu, on n’avance pas, mais les autres régions, elles, avancent. Le gouvernement l’a reconnu, le retard ? Qu’il le règle. »
Croisée dans le village, Danielle Laberge raconte qu’en juin, les ambulanciers l’ont conduite pour rien à l’urgence de Saint-André-Avellin à 30 kilomètres de chez elle. Parce que le personnel n’avait pas l’équipement nécessaire pour faire une radiographie de sa blessure au dos, ils l’ont ensuite transportée en ambulance dans un autre établissement de la région. « Ils m’ont fait attendre une heure et demie pour me dire qu’il fallait que j’aille à l’hôpital de Buckingham. » À 43 kilomètres plus loin.
Cette jeune retraitée est doublement touchée par le manque de services spécialisés, parce que son mari est atteint d’un cancer à un stade très avancé. « Il faut faire attention, parce qu’on est loin des hôpitaux. […] Quand on appelle l’ambulance, il y a un long temps d’attente, et tu ne sais jamais ce qui va arriver. » Le couple réside au Lac-Simon, un secteur de villégiature, loin de la ville. Mais pour combien de temps ? « On se rapproche-tu des hôpitaux ? On hésite. »
Le Devoir a croisé Mme Laberge et son mari à Thurso, sur la terrasse d’un casse-croûte où personne ne s’intéressait à la campagne électorale. Thurso est connue pour deux choses : Guy Lafleur et l’usine Fortress qui domine la ville, deux objets de fierté récemment disparus.
L’usine de cellulose a fermé ses portes il y a déjà trois ans. Le complexe de plusieurs étages domine la ville. Pas moins de 300 travailleurs y gagnaient leur vie. Dans une ville de 3000 habitants, l’impact est énorme, explique le maire, Benoît Lauzon « Plusieurs familles ont dû déménager depuis trois ans. » Quant à la municipalité, elle a perdu le tiers de ses revenus fonciers.
Une fermeture d’usine difficile
Sur place, tout le monde est touché de près ou de loin par la débandade de l’entreprise. Le propriétaire du casse-croûte y travaillait, tout comme son frère Jacques croisé sur place, qui est très blasé par la politique, mais pense que François Legault « devrait » repasser pour qu’on voie ce qu’il est capable de faire quand il n’y a plus de pandémie.
Le fils de Danielle aussi est un ancien de chez Fortress. Comme les autres, il s’est retrouvé du travail, mais les salaires et les avantages sociaux ne sont pas les mêmes, note Danielle. « Il a réussi à se trouver une job ailleurs, mais c’est sur appel et loin de la maison. »

La fermeture de l’usine jette une ombre sur tout le reste. Finis, les groupes de travailleurs qui remplissent la terrasse le midi, se désole Suzanne Lalonde depuis la cuisine où elle prépare des frites. « On n’a plus de monde. » En même temps, le casse-croûte manque de personnel pour les servir. Comme le seul restaurant du coin qui a dû fermer. « Il reste juste nous puis le Subway à côté », lance Sophie, qui prend les commandes des clients du casse-croûte.
Pour le maire, qui est aussi préfet de la MRC, la relance de l’usine est cruciale pour la survie de l’industrie forestière dans la région. Et oui, c’est un enjeu électoral. « Quand la Gaspésie a connu une crise des pêches et que l’économie n’était pas bonne, le gouvernement a investi dans la région, et aujourd’hui, ça va bien. Nous, en Outaouais, c’est l’industrie forestière. On est 60 municipalités dans la région, et des travailleurs forestiers, il y en a dans les 60. »
Il est toutefois réticent à évaluer le travail du ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, dans le dossier Fortress. Le gouvernement a notamment prêté 8 millions $ à la compagnie pour garder les infrastructures de l’usine en attendant un repreneur qui tarde à s’engager.
Des efforts suivis avec le plus grand scepticisme sur la terrasse du casse-croûte. Les partis promettent trop d’argent, pense Danielle, qui doute aussi de l’efficacité des subventions consenties à la relance de Fortress depuis dix ans. « C’est pas de l’argent qu’on veut. Mais donnez-moi des services ! Des services un peu partout, pas juste dans les grandes villes. »