Pourquoi les communautés autochtones votent-elles peu aux élections provinciales?

Seulement 12 % des électeurs des communautés autochtones ont voté aux élections provinciales de 2018, alors que la participation générale au Québec s’élevait à 66 %. Le Devoir est allé à la rencontre d’experts et de chefs autochtones pour comprendre ces résultats, à l’approche du 3 octobre. Avec un nombre inédit de candidats autochtones se présentant aux élections cette année, les communautés se rendront-elles davantage aux urnes ?
« Je ne serais pas surpris que les chiffres connaissent une légère augmentation [au prochain scrutin] », avance Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APQNL). Il fait valoir que les dossiers autochtones ont occupé davantage l’espace public dans les dernières années, et que plusieurs candidats issus des Premiers Peuples se présentent aux élections provinciales. Neuf candidatures ont été annoncées jusqu’à maintenant — un nombre historique au Québec.
Selon les données d’Élections Québec récoltées par Le Devoir, le taux moyen de participation des communautés autochtones se situe à 15 % pour les élections tenues entre 2012 et 2018. Comme pour l’ensemble du Québec durant cette période, une baisse de la participation a été observée dans les communautés, celle-ci étant passée de 19 % à 12 %.
Selon M. Picard, la faible participation tient notamment au fait que le droit de vote des Autochtones est relativement récent, accordé au Québec en 1969. Il souligne que le lien entre les communautés et le gouvernement canadien est plus marqué, puisqu’il s’agit de leur principal interlocuteur en raison de la Loi sur les Indiens, notamment en matière de financement : « Au niveau des communautés, les gens ne font pas toujours le lien entre leur réalité et le rôle du gouvernement du Québec. »
« Bien que la participation reste marginale, les communautés se sentent plus interpellées par les élections fédérales que provinciales », confirme Simon Dabin, doctorant en science politique à l’Université de Montréal, qui étudie la participation autochtone aux institutions démocratiques.
Comme les sections de vote entre les systèmes provincial et fédéral diffèrent souvent, Le Devoir n’a pas été en mesure de comparer la participation de l’ensemble des communautés autochtones du Québec entre les élections québécoises de 2018 et les élections fédérales de 2019. Certaines comparaisons ont toutefois été possibles : si la participation au fédéral semble plus élevée, l’écart avec le provincial reste toutefois minime. Par exemple, dans la communauté atikamekw de Wemotaci, la participation au scrutin provincial était de 10 % en 2018 ; aux élections fédérales de 2019, elle atteignait 19 %.
Un « système colonial »
« Le vote [autochtone] est toujours en contradiction avec le fait que le Canada ou le Québec, ce n’est pas leur pays. Alors, pourquoi aller voter ? Pour beaucoup de penseurs autochtones, le fait d’aller voter revient presque à légitimer le système colonial », illustre Simon Dabin.
Professeur adjoint au Département d’histoire de l’Université de Montréal, Mathieu Arsenault rappelle que l’accord du droit de vote par le gouvernement canadien et les provinces dans les années 1960 visait « l’assimilation des Premières Nations à titre de citoyens canadiens », et non la prise en compte de leurs revendications au sein des institutions démocratiques.
Ce rapport ambivalent des communautés autochtones au vote s’ajoute au fait que la majorité d’entre elles ne détiennent pas de poids stratégique dans leur circonscription, relève Simon Dabin, ce qui peut dissuader les électeurs autochtones de se rendre aux urnes. Au Québec, seules les circonscriptions d’Ungava et de Duplessis avaient en 2018 un taux de plus de 10 % d’électeurs autochtones. « Mais ça peut être un phénomène qui change avec le temps, parce que c’est une population à forte augmentation démographique », ajoute le chercheur.
Des participations aux antipodes
Si la participation aux scrutins reste minime, certaines communautés se démarquent de la tendance, ce qui témoigne de leurs positions divergentes à l’égard du système électoral. « Certaines personnes estiment qu’elles doivent voter pour influer sur la politique nationale. D’autres, au contraire, croient qu’en participant au suffrage, elles vont amoindrir leur souveraineté et nuire à leurs revendications pour l’autodétermination », explique M. Arsenault, en précisant que c’est surtout au niveau local que le processus électoral attire le plus d’individus.
La communauté innue d’Essipit et la communauté abénaquise d’Odanak, par exemple, font partie de celles qui participent activement à l’exercice électoral. Elles affichent un taux de participation respectif de 53 % et de 41 % aux élections de 2018.
« On incite les gens à aller voter, explique le chef d’Essipit, Martin Dufour. On veut faire entendre notre voix. » Il explique la forte participation de sa communauté, entre autres, par une habitude et par la proximité immédiate d’Essipit avec la municipalité des Escoumins, qui se partagent l’accès à plusieurs services publics.
À l’inverse, de nombreuses communautés se dissocient complètement de l’événement électoral québécois. Au dernier scrutin, quatre communautés affichaient un taux de participation nul, dont deux de la nation mohawk.
« On ne participe pas à des élections qui sont extérieures à notre système de gouvernance », affirme la cheffe de Kahnawake, Kahsennenhawe Sky-Deer, indiquant qu’il s’agit là d’une position politique de la nation mohawk qui remonte à plusieurs siècles.
Elle relève que l’abstention électorale a d’autres racines historiques. De 1857 à 1960, un homme autochtone voulant exercer son droit de vote devait d’abord renoncer à son statut d’Indien, en plus de répondre à certains critères établis par le gouvernement fédéral. Quant aux femmes, elles étaient exclues de la franchise électorale.
« Dans l’esprit des gens, voter signifie ne plus être Indien, conclut-elle. Cette idée s’est transmise de génération en génération. »
Représentation autochtone
S’il est difficile de prédire si les candidatures autochtones auront un effet sur le vote dans les communautés le 3 octobre prochain, Simon Dabin a observé dans ses recherches que la participation au fédéral augmente lorsque des candidats autochtones se présentent. « Qu’il y ait des personnes qui leur ressemblent, ça incite les gens à voter. »
« Ce n’est pas parce que les communautés ne votent pas qu’elles ne veulent pas que la politique québécoise prenne leurs intérêts en considération », fait valoir l’historien Mathieu Arsenault. Il estime que l’élection de députés autochtones peut assurer la discussion des revendications autochtones à l’Assemblée nationale, mais précise qu’elles resteraient minoritaires au sein d’un gouvernement qui représente les intérêts de toute la population québécoise.
« La réconciliation va passer par des mécanismes de représentation qui vont leur donner un réel pouvoir face à la majorité coloniale », soutient-il, en précisant que les communautés mettent déjà en avant leurs propositions.
Méthodologie
Le Devoir a analysé les résultats des élections provinciales de 2012, de 2014 et de 2018 à partir des données ouvertes fournies par Élections Québec. Cette analyse considère uniquement la participation électorale à l’intérieur des communautés autochtones. Elle ne tient pas compte de la participation des électeurs autochtones vivant à l’extérieur des communautés, en région ou en milieu urbain, puisque les résultats d’Élections Québec sont compilés par circonscriptions et par secteurs de vote : à l’extérieur d’une communauté autochtone, il est impossible de départager le nombre d’électeurs autochtones et allochtones.
Certains électeurs inscrits dans les communautés peuvent aussi être allochtones. Pour mesurer la participation électorale autochtone, nous avons déterminé pour chaque scrutin les sections de vote attribuées aux communautés autochtones puis compilé leurs résultats. Le taux de participation de chaque communauté a été obtenu par la mise en relation du nombre de bulletins déposés et du nombre d’électeurs inscrits. En calculant le nombre total d’électeurs inscrits dans les communautés et le nombre de votes soumis, nous avons été en mesure de déterminer la participation autochtone générale pour les élections de 2012, de 2014 et de 2018. Le taux de participation des communautés a ensuite été comparé avec ceux de leurs circonscriptions électorales et avec la participation électorale moyenne au Québec.
Les communautés de Gespeg (Micmacs), de Wolf Lake (Algonquins) et de Cacouna (Malécites) ont été écartées de l’analyse : comme elles ne possèdent pas de sections ou de bureaux de vote propres, il fut impossible de mesurer leur nombre d’électeurs et leur participation.