Sur la Côte-Nord, un pont pour la liberté

Les Nord-Côtiers ne se satisfont plus de la traverse entre Baie-Sainte-Catherine et Tadoussac, aussi plaisante soit-elle pour les touristes.
Photo: Marco Bélair-Cirino Le Devoir Les Nord-Côtiers ne se satisfont plus de la traverse entre Baie-Sainte-Catherine et Tadoussac, aussi plaisante soit-elle pour les touristes.

Le projet de construction d’un pont au-dessus du fjord du Saguenay est sur toutes les lèvres — ou presque — sur la Côte-Nord, a constaté Le Devoir à l’approche du coup d’envoi de la campagne électorale.

Les Nord-Côtiers ne se satisfont plus de la traverse entre Baie-Sainte-Catherine et Tadoussac, aussi plaisante soit-elle pour les touristes. Ils veulent leur « premier lien » terrestre avec Charlevoix. Y compris ceux qui habitent à plus de 700 kilomètres à l’est du mur d’eau.

Anne-Marie Tanguay pense spontanément à l’établissement d’un pont entre les régions de la Capitale-Nationale et de la Côte-Nord lorsqu’on la questionne sur ses attentes à l’égard des partis politiques d’ici le scrutin du 3 octobre prochain.

Elle réside à Baie-Johan-Beetz, une communauté de 86 âmes bien comptées sise à pas moins de huit heures de route à l’est de Tadoussac, où des traversiers permettent de franchir la rivière Saguenay et de regagner la 138. « On ne reste pas tout le temps ici. On voyage, nous aussi ! On a de la parenté partout au Québec », souligne-t-elle sous un ciel traversé d’insaisissables hirondelles.

« Je me rappelle, une fois, à Pâques, on avait attendu deux heures [le traversier]. Il y avait une file… Je pense qu’on est rendus là, à avoir un pont », poursuit-elle dans le stationnement de l’épicerie. Pour Anne-Marie Tanguay, un pont, « c’est la liberté ».

Le maire de Baie-Comeau, Yves Montigny — qui brigue les suffrages sous la bannière de la Coalition avenir Québec —, met Le Devoir au défi de trouver une seule personne opposée au projet de pont sur la Côte-Nord. « Ici, à Baie-Comeau, vous n’en trouverez pas », dit-il, sûr de lui, derrière une table de pique-nique posée entre l’hôtel de ville et l’usine de Produits forestiers Résolu.

M. Montigny fait partie d’une longue lignée de politiciens de l’est du Québec promouvant un lien routier près de l’embouchure du Saguenay. Le député de Charlevoix-Saguenay Edgar Rochette faisait déjà campagne il y a quelque 90 ans pour la construction d’un pont.

« C’est pour ça qu’on est ici »

Le Devoir a beau avoir essayé d’engager la conversation sur plusieurs autres sujets — Faut-il des places supplémentaires en CPE ou en maisons des aînés ? Faut-il des médecins de famille en plus grand nombre ? —, les Nord-Côtiers ramènent la discussion sur le « pont ».

Photo: Marco Bélair-Cirino Le Devoir Le projet de pont fait actuellement l’objet d’une étude d’opportunité qui vise à déterminer sa faisabilité, son tracé, son coût et, évidemment, ses répercussions sur la flore et la faune du parc marin du Saguenay–Saint-Laurent.

Le pont Dubuc, situé dans l’arrondissement saguenéen de Chicoutimi, à 90 minutes de route, est trop loin, selon eux. « S’il y avait moins d’attente pour le traversier, ce serait déjà merveilleux », soutient Andrée, qui prête main-forte à l’équipe d’entretien d’un motel de Tadoussac fréquenté par un grand nombre d’observateurs de baleines de tout poil.

Sinon, tout roule comme sur des roulettes dans les deux circonscriptions nord-côtières, René-Lévesque et Duplessis ? « Oui, c’est pour ça qu’on est ici », répond-elle du tac au tac.

Le projet de pont fait actuellement l’objet d’une étude d’opportunité qui vise à déterminer sa faisabilité, son tracé, son coût et, évidemment, ses répercussions sur la flore et la faune du parc marin du Saguenay–Saint-Laurent, lequel est fréquenté notamment par deux espèces en voie de disparition : le béluga du Saint-Laurent et le rorqual bleu.

Une autre étude, socio-économique celle-là, visant à mieux circonscrire ses retombées sur le service de traversier et sur la soixantaine de personnes qui en tirent leur gagne-pain, ainsi que sur la vitalité des communautés environnantes, suivra. Les deux études sont attendues au printemps prochain.

Le porte-parole de la Coalition Union 138, Guillaume Tremblay, presse les décideurs politiques à parachever la route une fois pour toutes, au moyen d’un pont à l’ouest et de centaines de kilomètres d’asphalte à l’est. Il avance des considérations d’abord environnementales, puis économiques et sécuritaires. « Les traversiers, c’est en moyenne 40 000 traversées qu’ils effectuent chaque année. Puis, on est dans un endroit stratégique pour les bélugas, dans le fjord du Saguenay. Si on enlevait ces traversiers-là, on pense que ça aiderait beaucoup », affirme-t-il dans la salle de conférence d’un immeuble banal de Baie-Comeau.

Et il y a le « syndrome de la traverse ». Celui-ci frappe plus d’un automobiliste ou camionneur dans le coin, fait aussi valoir Guillaume Tremblay. Déjà, en 2001, le coroner Arnaud Samson attirait l’attention sur la tendance des automobilistes à appuyer sur l’accélérateur afin d’arriver à temps aux gares fluviales de Baie-Sainte-Catherine et de Tadoussac. « Le fait de devoir emprunter le traversier à heures fixes, afin de poursuivre un voyage sur la route 138, provoque à l’approche de la rivière, chez certains conducteurs, un changement psychosociologique », écrivait-il alors dans un rapport.

« Aux abords de Tadoussac et de Baie-Sainte-Catherine, il n’y a pas beaucoup d’espace de dépassement », ajoute Guillaume Tremblay deux décennies plus tard. « Si tu es à Grandes-Bergeronnes et que tu t’en viens à Tadoussac [à 22 kilomètres à l’ouest], puis que tu vois la filée de chars arriver, que c’est la nuit et que le traversier est aux heures, le premier réflexe que tu as, c’est quoi ? Parce que tu ne veux pas le manquer. Tu pèses sur le gaz, puis tu essaies de faire des dépassements de transport lourd. »

Des études, des études

 

Cathy Michaud en a soupé, des études à répétition, d’autant plus que la CAQ, le Parti québécois et le Parti libéral du Québec se disent favorables au projet de pont. Et que Québec solidaire est « ouvert à étudier les différentes solutions, y compris le pont, pour régler le problème d’accessibilité à la Côte-Nord ».

« Ils sont rendus à je ne sais pas combien de millions d’études pour ce pont-là. Ils auraient pu bâtir trois ponts », dit-elle derrière le volant de son coupé rouge vif immobilisé sur le pont du traversier Jos-Deschênes II. L’embarcation, qui peut accueillir plus d’une centaine de véhicules, vogue allègrement entre Baie-Sainte-Catherine et Tadoussac.

« On parle du pont », lance-t-elle à son conjoint, qui regagne la voiture après s’être dégourdi les jambes. « Ah, tabarnak ! » pousse Gino Therrien, exaspéré. « Ça fait 20 ans qu’on veut un pont. » Cathy Michaud et Gino Therrien demandent au prochain gouvernement de passer à l’action.

Plus loin, le camionneur Luc Grenier, surnommé « L’Écureuil », dit quant à lui goûter les moments de répit abandonnés au vent offerts par le traversier. « Ça coupe le voyage en deux », dit l’habitué de la route 138.

Photo: Marco Bélair-Cirino Le Devoir Arrivés au bout de la route 138, nos journalistes ont constaté que leur GPS ne leur était désormais d’aucune utilité.

Guy Beauchemin, qui récupère des déchets biomédicaux sur la Côte-Nord, s’explique mal la tolérance de la population à l’endroit de la pollution engendrée par les traversiers et par les automobilistes et les camionneurs qui laissent tourner le moteur de leur véhicule pendant la traverse afin de rester au chaud ou au froid. « Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas encore un pont ici », mentionne-t-il, bien assis dans son poids lourd frappé de l’inscription « Le p’tit train va loin ». Une fois à Tadoussac, il file vers l’est, croisant des dizaines d’automobilistes, en sens inverse, qui attendent avec impatience leur tour pour gagner l’autre rive.

Pourrait-il y avoir d’autres études sur la faisabilité d’un pont si la CAQ est réélue ? demande Le Devoir au candidat caquiste dans René-Lévesque, Yves Montigny. « Moi, je ne suis pas spécialiste. Moi, je suis maire et je suis candidat », dit-il, avant de rappeler que le chef caquiste, François Legault, a indiqué, lors de son passage dans la région en juin dernier, que, « si l’étude est positive, oui, [il] s’engage à aller de l’avant ». « Je n’en ai jamais vu, un citoyen, ici, qui n’est pas favorable au projet de pont », réitère pour sa part M. Montigny.

Le Devoir en a pourtant trouvé un dans la municipalité côtière de Godbout, à 250 kilomètres à l’est de Tadoussac. Le copropriétaire du gîte La Richardière, Claude Gosselin, s’explique mal l’apparente unanimité en faveur du parachèvement de la route 138 à l’aide d’un pont à l’ouest — qui pourrait plomber l’économie de Tadoussac, selon lui, car « les gens “flyeront” parce qu’ils auront hâte d’arriver à Québec » — et de l’asphalte à l’est.

Achever la route 138 jusqu’au Labrador ?

D’ailleurs, l’idée de relier les communautés de la Basse-Côte-Nord établies entre Kegaska et Vieux-Fort à la terre ferme ne fait pas rêver Claude Gosselin. « C’est jeter de l’argent par les fenêtres », martèle-t-il depuis l’entrée de son établissement auréolé de presque cinq étoiles sur les sites de réservation en ligne Booking et TripAdvisor.

Les touristes n’afflueront pas en masse sur la Côte-Nord afin de rouler jusqu’au Labrador, tout en s’arrêtant ici et là aux abords de la route 138, prévient-il. Quand la route a été prolongée jusqu’à Natashquan, « les gens étaient hyperdéçus, ils pensaient trouver Vigneault sur place chantant Gens du pays », raconte-t-il.

« Il faudrait peut-être un lien pour les urgences, mais à part ça, on est bien, tranquilles », laisse tomber Claude Gosselin, comme une bouteille à la mer.

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