Les craintes de la réforme de la Charte de la langue française

Une manifestation contre le projet de loi 96 s’est tenue à Montréal le 14 mai dernier.
Photo: Graham Hughes La Presse canadienne Une manifestation contre le projet de loi 96 s’est tenue à Montréal le 14 mai dernier.

La présidente du Quebec Community Groups Network (QCGN), Marlene Jennings, a pourfendu le projet de loi 96 devant des centaines de personnes agglutinées sur le campus du Collège Dawson le samedi 14 mai. « Plus fort ! » a lancé l’une d’elles. Derrière ses lunettes de soleil, l’ex-députée fédérale a poussé durant 10 secondes bien comptées un grand cri semblable à ceux qu’elle lâchait de temps à autre à la Chambre des communes de 1997 à 2011. « Monsieur le premier ministre Legault, est-ce que vous nous entendez maintenant ? » a-t-elle par la suite demandé sous les applaudissements.

Les groupes de défense des droits des Québécois d’expression anglaise sont finalement parvenus à rompre l’apathie générale face au projet de loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français à coups de formules chocs comme « La CAQ essaie de limiter l’accès aux services gouvernementaux seulement aux citoyens admissibles à l’enseignement en anglais ».

Des juristes comme le doyen de la Faculté de droit de l’Université McGill, Robert Leckey, donnent du poids aux craintes qu’ils portent depuis un an. « Le projet de loi 96 fera obstacle à la communication [dans une autre langue que le français] entre les professionnels de la santé et leurs patients, et même dans un contexte intime, la porte de la chambre de consultation fermée », a déclaré l’avocat sur le parvis du cégep Dawson la semaine dernière.

Plusieurs locataires de l’immeuble à logements Chequers Place, sis de l’autre côté de la rue Sherbrooke, observaient le nez collé à leur fenêtre ou les coudes appuyés sur leur balcon la mobilisation prendre de l’ampleur sur la pelouse du Collège Dawson, notamment grâce à des renforts politiques de dernière minute — et pas seulement ceux apportés par les fondateurs du Parti canadien du Québec, Colin Standish, et du Mouvement Québec, Balarama Holness, qui sont nés de l’insatisfaction à l’égard du virage nationaliste du Parti libéral du Québec (PLQ). En effet, des députés libéraux à l’Assemblée nationale et à la Chambre des communes se sont joints aux opposants au projet de loi 96, et ce, même si les « 27 propositions pour l’avenir de la langue française » (Parti libéral du Québec) et le projet de loi C-13 modifiant la Loi sur les langues officielles (Parti libéral du Canada) suscitent aussi la grogne au sein des communautés d’expression anglaise.

« Monsieur le premier ministre Legault, est-ce que vous nous entendez maintenant ? » a répété la porte-parole du QCGN, Marlene Jennings, tout en précisant devoir préserver sa voix pour d’autres batailles.

Loin du bruit de la rue, un médecin dit à un patient, sur le ton de la plaisanterie, devoir lui parler à voix basse en anglais afin de ne pas faire l’objet d’une dénonciation ; un autre craint de voir ses dossiers médicaux se retrouver devant l’Office québécois de la langue française (OQLF).

Le premier ministre François Legault y voit un contrecoup de la campagne de « désinformation » menée à l’encontre du projet de loi 96 et, tout particulièrement, au sujet de ses effets sur les services de santé. « Ç’a brassé un petit peu dans les derniers jours », a-t-il lancé lors d’une mêlée de presse à Laval en début de semaine. « [Les anglophones] n’ont pas d’inquiétudes à avoir sur les services d’éducation, sur les services de santé », a-t-il ajouté, se portant à la défense du programme linguistique « très raisonnable » de son gouvernement.

Vers deux classes d’anglophones ?

Le QCGN soupçonne l’équipe de François Legault de chercher, par le projet de loi 96, à réduire la population anglophone à qui l’État québécois est tenu d’offrir des services en anglais.

Selon le Recensement de 2016, le Québec compte environ 1 103 475 personnes ayant l’anglais comme première langue officielle du Canada parlée (13,7 % de la population totale), dont 718 985 personnes ayant l’anglais comme langue maternelle (8,9 % de la population totale).

« Il y a 9 % des Québécois qui sont anglophones, selon la définition », a spécifié François Legault cette semaine.

Leurs droits demeureront intacts au lendemain de l’adoption du projet de loi 96, a répété le ministre responsable de la Langue française, Simon Jolin-Barrette, tout au long de l’examen dudit projet de loi. Ils auront une place assurée dans un cégep anglophone, malgré le coup de frein donné au développement du réseau collégial anglophone par le projet de loi 96. Ils pourront aussi continuer de communiquer en anglais avec l’État québécois, malgré la consécration de la langue française comme « seule langue commune du Québec ».

Mais qu’en est-il des autres anglophones, comme les immigrants provenant d’un pays où l’anglais règne en maître ? Ou encore d’un réfugié connaissant les rudiments de la langue anglaise, mais pas ceux de la langue française ? Ces non-membres de la « communauté historique d’expression anglaise » ne trouveront pas tous une place dans un cégep anglophone et ne pourront pas communiquer en anglais avec l’État québécois plus de six mois, non ? demandent des opposants au projet de loi 96.

La responsable de l’OBNL Femmes philippines du Québec (PINAY), Cheney de Guzman, leur a raconté lors de la manifestation du 14 mai avoir travaillé dur pendant sept ans pour parler couramment français, en plus de subvenir aux besoins de sa famille. « Le projet de loi 96 utilise le nationalisme à des fins électorales et des personnes immigrantes comme boucs émissaires », a-t-elle dit.

Pourtant, Québec solidaire (QS) votera pour le projet de loi 96 même si son amendement visant à faire passer de six mois à deux ans le délai au-delà duquel les nouveaux arrivants ne pourront pas se faire servir dans une autre langue que le français sauf si « la santé, la sécurité publique ou les principes de justice naturelle l’exigent » a été rejeté par le gouvernement caquiste.

Le Parti québécois, lui, n’a toujours pas indiqué dans quel camp il se trouvera le jour du vote : celui des « pour »avec la Coalition avenir Québec (CAQ) et QS ; celui des « contre » avec le PLQ ; ou encore celui des « abstentionnistes ». Le projet de loi 96 manque de mordant, selon l’équipe de Paul St-Pierre Plamondon.

Le ministre Simon Jolin-Barrette a souligné face aux parlementaires que l’adoption prochaine de cette loi — « une loi de la fierté québécoise » dans son esprit — représente, 45 ans après l’adoption de la Charte de la langue française sous l’impulsion de Camille Laurin, « le début d’une grande relance linguistique qui permettra à la nation québécoise de continuer d’exprimer son identité et de la partager fièrement ».

La CAQ a déterminé l’objectif de sa prochaine offensive sur le front identitaire : renforcer le contrôle du gouvernement québécois sur l’immigration.

D’ailleurs, François Legault a réitéré cette semaine son appel à Ottawa de lui transférer les pleins pouvoirs en matière de sélection de l’immigration issue du regroupement familial. « La moitié [de ces immigrants] ne parlent pas français. Ça, pour l’instant, ça relève du gouvernement fédéral. On demande de rapatrier ces 26 % [de l’immigration] là », a-t-il mentionné après avoir commandé un sondage à Léger. Selon ce dernier, le « nombre élevé d’immigrants qui ne parlent pas français » constitue la « principale menace » à la langue française au Québec et à Montréal.



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