Le ministre Dufour s’en prend aux Innus à propos du déclin du caribou forestier

«Je pense qu’eux autres non plus n’aident pas la population» de caribous forestiers, a dit le ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour, en parlant des Innus de Nutashkuan.
Photo: Jacques Boissinot La Presse canadienne «Je pense qu’eux autres non plus n’aident pas la population» de caribous forestiers, a dit le ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour, en parlant des Innus de Nutashkuan.

Le ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour, s’en est pris mercredi aux Innus de Nutashkuan, à qui il reproche de nuire aux actions prises par Québec pour protéger le caribou forestier.

« On a des populations qui travaillent à essayer d’améliorer la préservation et, de l’autre côté, j’ai eu l’autre jour une communauté autochtone, dans l’est de la province, qui est allée détruire pas moins de 10 % d’un cheptel où il y avait 500 caribous forestiers environ », a-t-il lancé à son arrivée à l’Assemblée nationale.

« Ce qu’on a fait, de notre côté, avec les petites hardes isolées, on a décidé de faire des enclos pour protéger ces bêtes-là, a-t-il ajouté. Et de l’autre côté, si tu as une communauté qui s’en va, sous le prétexte de sa bienfaisance, tuer des caribous dans un cheptel qui est menacé et vulnérable, je pense qu’eux autres non plus n’aident pas la population. »

Moins de deux heures plus tard, le ministre responsable des Affaires autochtones, Ian Lafrenière, a tenté de recadrer les propos de son collègue. « Je vais m’enquérir… Je vais voir ce qui s’est passé. J’ai reçu plusieurs messages de mes collègues chefs », a-t-il lancé au sujet de la sortie de M. Dufour. « Les Premières Nations et les Inuits font partie de la solution, on doit travailler ensemble. »

Dans sa déclaration, le ministre Dufour faisait vraisemblablement référence à une enquête qui a été ouverte au sujet de la chasse, cet hiver, de 50 caribous forestiers sur la Côte-Nord. Selon Le Journal de Montréal, les bêtes auraient été abattues par des Innus de Nutashkuan.

« Qu’on s’assoie ensemble »

Le chef de cette communauté, Réal Tettaut, a déclaré au Devoir mercredi qu’il aurait préféré que le ministre favorise le dialogue avec les Innus avant de faire ce genre de déclaration. « Avant de faire des commentaires, il devrait s’asseoir avec les Innus, s’il veut vraiment protéger le caribou, a-t-il dit. Qu’on s’assoie ensemble et qu’on trouve des solutions. »

Le chef Tettaut a précisé que les membres de sa communauté étaient bien au fait des enjeux touchant le cheptel et que plusieurs Innus avaient en effet déplacé leur territoire de chasse pour protéger les bêtes. « Mais nous, on n’est pas impliqués “pantoute” par le ministère quand ils font des inventaires », a-t-il souligné.

Dans ses choix d’aires protégées, la Coalition avenir Québec (CAQ) a délaissé en 2020 au moins une dizaine de territoires — qui totalisent au minimum 2000 km2 — qui auraient permis d’accroître les mesures de protection du caribou. Parmi ceux-ci, on comptait une série de quatre projets portés notamment par les Innus et situés dans la région du réservoir Pipmuacan, au nord-est du lac Saint-Jean.

Devant les journalistes, Pierre Dufour a éludé les questions sur la responsabilité du gouvernement dans le déclin des populations de caribous. « Ce n’est pas un problème qui date de l’arrivée de la CAQ [au pouvoir en 2018]. C’est un problème qui dure depuis nombre de temps », a-t-il rappelé. Il a néanmoins reconnu que le dossier des caribous « est depuis le début du mandat un des dossiers majeurs » de son ministère.

Le gouvernement Legault a décidé en novembre dernier de reporter au moins à 2023 la présentation d’un plan provincial pour freiner le déclin de l’espèce. Le dépôt d’une « stratégie » était pourtant prévu au plus tard en 2021.

Une réponse à Ottawa

Pierre Dufour a par ailleurs confirmé qu’il enverra jeudi après-midi à Ottawa une lettre détaillant les actions prises par son ministère pour protéger le caribou forestier. Le ministre fédéral de l’Environnement, Steven Guilbeault, a récemment manifesté son intention de s’impliquer dans le dossier.

L’élu fédéral a sommé le ministre Dufour de lui transmettre la liste des « mesures concrètes » de protection de l’espèce qu’il a mises en place. Le gouvernement fédéral souhaite ensuite évaluer si le Québec en fait assez pour éviter le déclin de l’espèce, dont l’habitat est de plus en plus perturbé, surtout par l’industrie forestière. S’il juge que les mesures prises par la province sont insuffisantes, le gouvernement Trudeau pourrait imposer « par décret » la protection de l’« habitat essentiel » de l’espèce, ce qui pourrait ajouter au moins 35 000 km2 de territoires protégés.

Réagissant aux propos du ministre Dufour mercredi, le cabinet de Steven Guilbeault s’est porté à la défense des Innus. « Les peuples autochtones sont depuis longtemps des chefs de file en matière de gérance de l’environnement, de développement durable et de gestion des ressources naturelles. Le gouvernement du Canada travaille en partenariat avec les peuples autochtones et les appuie pour développer des aires protégées et de conservation autochtones », a-t-on fait valoir dans une déclaration écrite.

Plus tôt mercredi, la directrice des affaires parlementaires de M. Guilbeault, Kate Legault-Meek, avait vivement dénoncé le ministre Dufour sur Twitter : « Assez hypocrite de voir la CAQ qui pointe du doigt, au lieu de prendre ses responsabilités. » Le message a ensuite été supprimé.

Une « commission indépendante »

Une « commission indépendante sur les caribous forestiers » mise sur pied à la demande du ministre Pierre Dufour a amorcé mardi ses consultations publiques régionales. Celles-ci doivent notamment permettre de « rencontrer » les communautés autochtones au cours des prochaines semaines.

La démarche, qui servira à conseiller le gouvernement, s’appuie sur deux scénarios « hypothétiques et théoriques » de protection du cervidé, dont un qui impliquerait l’abandon pur et simple de certaines populations afin d’éviter des pertes financières pour l’industrie forestière. Il s’agit des caribous de la région de Val-d’Or, déjà en captivité, de ceux de Charlevoix, qui viennent d’être envoyés en captivité, et de ceux du secteur de Pipmuacan.

La commission a pour mandat de proposer des moyens de « limiter les impacts socio-économiques » de la protection du caribou forestier. Parmi les trois commissaires qui dirigent cet exercice de consultation, aucun n’est un expert de l’espèce qui est au cœur de leur mandat.

L’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador a critiqué lundi le mandat de la commission. « L’APNQL regrette que le mandat de la commission soit d’évaluer les impacts économiques des mesures de protection du caribou sur l’aménagement forestier, plutôt que de tenir compte des conséquences de l’exploitation forestière sur le caribou et les droits des Premières Nations », a-t-elle écrit dans un communiqué de presse.

L’APNQL dit constater « avec amertume […] le manque de sérieux et de volonté du gouvernement du Québec à réellement protéger le caribou et son habitat ».

Combien y a-t-il de caribous forestiers au Québec?

Le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs a évalué que la population québécoise de caribous forestiers comptait de 6000 à 8500 individus lors de son dernier bilan complet, en 2012. Combien sont-ils aujourd’hui ? Impossible de le savoir.

Certains inventaires ont été effectués pour les différentes populations régionales, et 9 des 11 disponibles actuellement indiquent des déclins. Mais le document de consultation de la « commission indépendante » sur le caribou forestier ne présente pas de « population totale estimée ».

On y parle toutefois d’une « abondance minimale » de 5252, un chiffre répété mercredi par le ministre Pierre Dufour. Ce qui indiquerait un déclin de 20 % à 35 % de l’espèce en l’espace de 10 ans.



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