Québec veut que le privé puisse «augmenter l’offre» en santé

«Apprendre à vivre avec le virus, ce n’est pas [vivre] sous l’état d’urgence sanitaire», résume le bras droit du premier ministre.
Photo: Jacques Boissinot La Presse canadienne «Apprendre à vivre avec le virus, ce n’est pas [vivre] sous l’état d’urgence sanitaire», résume le bras droit du premier ministre.

Il est un proche collaborateur de François Legault depuis le début des années 2000 et travaille le plus souvent dans l’ombre : il a offert sa dernière grande entrevue au Devoir en 2011. À l’approche du deuxième anniversaire de la pandémie, le chef de cabinet du premier ministre, Martin Koskinen, a accepté de revenir sur les grands moments de cette crise, dont les conséquences le hantent encore.

« Les décès. Que des gens soient décédés dans des conditions difficiles », répond-il sans hésiter, avant de marquer une pause. Martin Koskinen est assis dans son bureau de l’édifice Honoré-Mercier, adjacent aux grandes portes de bois qui mènent aux quartiers du premier ministre sur la colline Parlementaire de Québec. Au printemps 2020, c’est lui et le chef du gouvernement qui ont pris les décisions les plus pressantes. Les plus inhabituelles et difficiles, aussi.

« Les décès », c’est sa réponse lorsque Le Devoir lui demande ce qui le trouble encore, deux ans après qu’il a mis « le Québec sur pause ». « L’impuissance », ajoute-t-il.

Au sortir de la cinquième vague, le gouvernement de François Legault prépare un « plan de refondation » du réseau de la santé. « Il y a tellement de cynisme qu’il va falloir avoir des résultats rapides », prévoit M. Koskinen. L’objectif est désormais d’assigner chaque Québécois à un Groupe de médecine de famille, et non plus à un médecin absolument.

« Il ne faut pas être dogmatique », prévient le directeur de cabinet. Il évoque le « tournant » qu’a été la campagne de vaccination. « On peut faire les choses différemment », insiste-t-il.

« Le privé, il ne sera jamais au centre de l’offre de services, mais s’il peut augmenter l’offre, poursuit-il avant de s’interrompre. Moi, je pense qu’il faut absolument garder l’universalité du réseau. […] Le défi de notre réseau de la santé, c’est l’accessibilité avant tout. Donc, comment on fait pour qu’avec la carte d’assurance-maladie, le système de santé soit plus accessible pour nos besoins ? » demande-t-il.

Pouvoirs d’exception

À la mi-mars, le gouvernement doit aussi déposer un projet de loi pour assurer la transition après la fin de l’état d’urgence, renouvelé 101 fois depuis le début de la pandémie en 2020. Ces prolongations successives ne devraient plus arriver, reconnaît M. Koskinen en réponse aux critiques sur l’utilisation étendue de ce recours d’exception.

« Malheureusement, c’est une mesure qui peut être perçue comme extrême pour régler des problèmes qui peuvent être réglés autrement, donc il faut trouver un aménagement », propose-t-il. Avec le projet de loi qu’il doit déposer à la mi-mars, le gouvernement espère pouvoir tourner le dos à l’état d’urgence sanitaire pour de bon, ajoute-t-il.

« Apprendre à vivre avec le virus, ce n’est pas [vivre] sous l’état d’urgence sanitaire », résume le bras droit du premier ministre. Il reconnaît du même souffle que l’état d’urgence a permis au gouvernement de profiter de pouvoirs exceptionnels, mais il ajoute : « Je ne crois pas qu’on ait abusé de ces pouvoirs-là. »

La « cassure » du 31 décembre

À 48 ans, il dit être « un modéré de nature ». Dans les médias, il est décrit comme « un proche de François Legault » depuis 2002, 3 ans après leur rencontre au Sommet du Québec et de la jeunesse de 1999. M. Koskinen faisait alors partie de Force Jeunesse ; M. Legault était ministre de l’Éducation. « Tu t’en viens avec moi », lui a dit l’élu, selon ce qu’il raconte dans son livre Cap sur un Québec gagnant. « Il y est toujours », écrit-il aussi.

Propulsés au sommet de l’État, puis aux commandes d’un « avion qu’on construisait en plein vol », les proches collaborateurs ont toujours travaillé avec deux variables pour faire face à la COVID-19, explique M. Koskinen. D’un côté, la volonté de « sauver le réseau de la santé pour pouvoir donner des soins urgents à la population ». De l’autre, le souci de préserver l’« adhésion populaire » aux mesures sanitaires.

Le 31 décembre, un signal sonore envoyé sur les téléphones cellulaires a rappelé l’entrée en vigueur du deuxième couvre-feu de la pandémie. Le principal conseiller du premier ministre a su qu’une « cassure » venait d’être provoquée.

« Moi, j’ai senti qu’à ce moment-là, il y a eu quelque chose qui s’est passé. Là, les gens ont dit : “Trop, c’est trop.” », relate M. Koskinen. Lui s’est rangé « dans le camp des faucons ». « [Je voulais] être plus dur avec les non-vaccinés, parce que je jugeais qu’on perdait l’appui des vaccinés », souligne-t-il. Au retour des Fêtes, M. Legault a donc annoncé son intention d’imposer une contribution santé aux non-vaccinés. Pour « garder l’adhésion » de la « majorité silencieuse » immunisée.

Mais l’idée d’une sanction pécuniaire a finalement « polarisé » les opinions, jusqu’à celles des députés et ministres du gouvernement. M. Koskinen était — et dit demeurer — « très bien capable » de défendre la légitimité de cette contribution. Il aurait même souhaité que le deuxième couvre-feu n’affecte que les non-vaccinés, « qui ont fait un choix individuel de ne pas se faire vacciner, malgré [le fait] que le vaccin est accessible et gratuit ».

Sauf que la seconde option « n’était pas applicable », mentionne-t-il, tandis que la première se révélait trop controversée. « Il fallait reculer [sur la contribution santé], c’était une question de cohésion et de rassemblement », croit-il aujourd’hui.

Arruda parti d’un commun accord

Habitué du Financial Times et du New York Times, Martin Koskinen s’appuie souvent sur la revue de presse internationale — « essentielle » — pour voir venir les secousses de la pandémie. Il demeure abasourdi par les failles du système de vigie d’Ottawa. « Nous, on a eu eu zéro information du fédéral [au début de 2020]. Ce n’est pas normal qu’on ait été laissés à nous-mêmes », lance-t-il.

Il se dit « très critique » de la santé publique fédérale. Il trouve en revanche « injuste » le traitement réservé à l’ex-directeur national de santé publique, Horacio Arruda. « Il est parti d’un commun accord » au terme de trois jours de réflexion et d’échanges, assure-t-il.

« On voyait que dans l’espace public, les gens disaient : est-ce qu’on peut séparer la Santé publique du politique ? Faire des points de presse distincts avec le Dr Arruda, ça aurait été plus difficile. Donc ça nous a permis, à l’arrivée du [directeur national de santé publique par intérim, Luc] Boileau, de dire : regardez, là, il va y avoir des points de presse séparés », détaille M. Koskinen.

Il assure n’avoir « jamais » douté des compétences du Dr Arruda, à qui il est « attaché émotivement, parce que c’est un de nos frères d’armes », perdu au combat. « Il s’est dévoué corps et âme, sept jours sur sept », rappelle-t-il. Il admet néanmoins que la verbosité de l’expert en santé publique a pu être une source d’« agacement » chez lui.

« Est-ce que ça peut nous taper sur les nerfs ? » demande-t-il au sujet de la personnalité — « colorée » — du Dr Arruda. « Cinq pour cent du temps, peut-être. J’aurais aimé ça qu’il soit concis et précis, mais en même temps, ça a fait du bien d’avoir de la couleur. »

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