Porte ouverte à la privatisation de l'eau

Source: Newscom
Photo: Source: Newscom

Deux projets de loi (61 et 62) qui risquent d'être adoptés d'ici Noël par l'Assemblée nationale ouvrent, selon plusieurs maires de petites villes et des groupes écologistes, la «grande porte d'en avant à la privatisation» de la plupart des responsabilités municipales en ce qui a trait à la gestion des eaux au Québec ainsi que des forces hydriques locales et régionales.

Ces deux éventualités ne font pas l'unanimité dans le monde municipal, même si l'Union des municipalités du Québec (UMQ) s'est jusqu'ici dite favorable aux partenariats public-privé (PPP). Jeudi, une dizaine de maires de petites municipalités, qui craignent que ces projets de loi ne leur coupent éventuellement l'accès aux fonds publics et permettent aux MRC et à Québec de leur imposer consultants, ingénieurs et banquiers pour leurs projets, en ont débattu ensemble dans le but d'organiser l'opposition des municipalités à ces deux projets de loi, ont expliqué au Devoir des sources bien informées.

Le projet de loi 62, une sorte de loi omnibus qui porte sur les nouvelles compétences des municipalités, permettra à toute municipalité «d'accorder à toute personne l'exclusivité pour construire et exploiter un système d'aqueduc, d'égout ou tout autre ouvrage d'alimentation en eau ou d'assainissement des eaux». Le projet de loi autorisera en outre les municipalités à signer des contrats d'exclusivité d'une «durée de 25 ans», soit cinq fois le mandat du conseil municipal qui en autorisera la signature.

Le projet de loi 62, déposé au début de l'été dans la fin tumultueuse de la session parlementaire, permettra — mais uniquement pour l'assainissement des eaux usées et non pour le traitement de l'eau potable — de conclure des contrats «clés en main» dont le contenu devra toutefois être approuvé par le ministère des Affaires municipales. Ces contrats, qui ont l'avantage de fixer une fois pour toutes l'enveloppe budgétaire d'un projet, devront toutefois offrir des garanties au «cocontractant» privé parce qu'ils devront se doubler d'un contrat d'entretien de l'ouvrage d'assainissement d'une durée minimale de cinq ans.

Les entreprises privées qui prendront en charge les équipements municipaux en question pourront également en «assurer le financement à long terme», des services financiers qu'offrent actuellement, par exemple, les grandes multinationales françaises de l'eau, en plus de réaliser les projets sur le terrain.

Les municipalités qui s'engageront dans cette voie pourront imposer, prévoit aussi le projet de loi, «une taxe spéciale aux fins de payer tout ou partie de ces obligations découlant d'un contrat clés en main». Les dispositions du projet de loi font en sorte que les municipalités demeureront propriétaires des infrastructures municipales. En Grande-Bretagne et en France, plusieurs usines dont la propriété avait été cédée ont dû déclarer faillite en raison de charges trop lourdes lorsqu'il s'est avéré que les rénovations entreprises n'étaient pas aussi durables ou rentables que prévu.

La porte est ouverte tout aussi grand, prévoit le même projet de loi, aux municipalités qui voudront «confier à une personne [morale] l'établissement et l'exploitation d'un système de récupération et de conditionnement de matières recyclables».

Par ailleurs, le projet de loi pourrait créer une nouvelle génération de conflits entre municipalités car il autorise «toute municipalité locale» à aller puiser de l'eau dans le territoire d'une autre, quelle que soit la distance, ou à situer l'émissaire de ses eaux usées sur le territoire d'une voisine «afin de desservir son territoire». Jusqu'ici, le code municipal prévoyait une limite de 50 kilomètres pour les ponctions d'eaux, généralement souterraines. Un conflit notoire oppose en ce moment la municipalité de Thetford à celle d'Irlande parce qu'elle veut s'approvisionner à volonté dans la nappe souterraine de sa petite voisine aux dépens de sa ressource locale.

Le projet de loi 62 n'est évidemment pas sans lien avec le projet de loi 61, qui crée l'Agence des partenariats public-privé du Québec (APPPQ). Ce projet de loi prévoit notamment que les ministères devront soumettre leurs programmes de financement à cette agence. On ne sait cependant pas si Québec limitera éventuellement ses subventions aux seuls cas approuvés par l'APPPQ, des subventions qui seraient à l'évidence réduites pour la plus grande satisfaction du Trésor si le secteur privé assumait une partie des investissements nécessaires pour les projets municipaux.

Pour l'instant, plusieurs maires comprennent qu'ils pourront ou bien financer entièrement leurs propres projets, ou bien devoir se plier à la politique des PPP s'ils veulent se qualifier aux programmes d'infrastructures gouvernementaux. Faute de connaître les futures règles du jeu qui découleront de la réglementation et des programmes, bien des maires en sont quittes à suer par anticipation car, dans ce domaine, très peu de projets municipaux importants peuvent être menés à terme sans aide gouvernementale.

Par ailleurs, le projet de loi 62 définit clairement le décor des futurs projets privés et publics des petites et moyennes centrales hydroélectriques. C'est ainsi qu'il propose d'autoriser les municipalités à s'engager, mais uniquement avec Hydro-Québec, dans le cadre de sociétés en commandite où elles ne pourront cependant pas contrôler plus de 50 % du capital-actions. Le projet de loi autorise cependant les MRC à investir avec des sociétés privées dans des projets de centrales privées pouvant atteindre 50 MW, soit la taille, par exemple, de celle installée sur la rivière des Prairies, aux portes de la métropole. Elles pourront le faire par le truchement de sociétés en commandite où les corps publics devront laisser au moins la moitié des investissements et des profits aux promoteurs privés.

Les municipalités, prévoit le même projet de loi, pourront «régir l'utilisation de l'électricité» qu'elles pourraient produire si elles s'équipent d'un incinérateur de déchets domestiques ou de boues municipales. Elles pourront même se trouver un vendeur d'électricité autorisé, une brèche de plus dans le monopole d'Hydro-Québec.

Enfin, le projet de loi 62 met fin à l'obligation des MRC de creuser ou de redresser un cours d'eau si quatre citoyens le réclament, comme c'est le cas à l'heure actuelle. Elles pourront le faire, mais, tout comme les particuliers, leurs interventions dans un cours d'eau public devront au préalable faire l'objet d'une étude de leurs impacts environnementaux et être autorisées par le ministère de l'Environnement.

Pour André Bouthillier, d'Eau-Secours, «ces deux projets de loi ouvrent la grande porte d'en avant à la privatisation des responsabilités municipales dans le domaine de l'eau. Tout ce qu'on craignait de voir se produire à Montréal il y a plusieurs années devient ici possible et légal d'un bout à l'autre. Les petites villes — et ce sont des maires qui nous le disent — craignent de devoir échanger leur contrôle sur les équipements municipaux contre l'argent du gouvernement, qui en profitera en plus pour imposer les consultants, les ingénieurs et le banquier au besoin, comme ç'a été le cas par le passé avec d'anciens programmes. On fait ici un accroc important à la démocratie municipale en liant les administrations pour des périodes allant jusqu'à 25 ans. On voit Québec bouger ici exactement dans le sens proposé par le Conseil mondial de l'eau: les entreprises privées ne veulent plus être propriétaires des équipements municipaux car elles risquent de crouler sous les dettes. Non, elles veulent désormais s'en tenir aux fonctions payantes et sans risques, ce qui est plus profitable».

Pour Alain Saladzius, porte-parole de la Fondation Rivières, Québec confirme que les villes n'avaient pas le droit de devenir des producteurs d'électricité en adoptant une loi pour le leur permettre: «Les promoteurs privés et Hydro-Québec, dit-il, tentent de faire avaler la disparition des chutes patrimoniales d'une région par les profits que les municipalités ou les MRC en retireront. On les place en conflit d'intérêts avec leur mission de conservation. Ça sent la relance de la production privée, et, pour nous, cela signifie qu'il faut dès maintenant remobiliser tout le monde pour faire échec à cette nouvelle forme de privatisation des ressources publiques.»

À voir en vidéo