Des primes de milliers de dollars pour ramener les infirmières dans le système public
Québec mise sur des primes allant de 12 000 $ à 18 000 $ pour garder les infirmières dans le système public et en convaincre 4300 autres de revenir au bercail. Il s’agit d’un pas dans la bonne direction, mais ce ne sera pas suffisant pour mettre fin à la crise, ont fait valoir des membres du réseau de la santé.
« Ce qu’on vous annonce aujourd’hui, ce n’est rien de moins qu’une petite révolution dans la gestion du réseau de la santé », s’est félicité jeudi le premier ministre François Legault en dévoilant son plan pour contrer la pénurie de main-d’œuvre infirmière.
Accompagné de la présidente du Conseil du trésor, Sonia Lebel, et du ministre de la Santé, Christian Dubé, le premier ministre a donné les détails de la « passerelle » que son gouvernement va mettre sur pied afin d’accélérer les effets des nouvelles conventions collectives du personnel infirmier.
À la base du « problème » qui plombe le réseau de la santé, M. Legault a nommé le fait que 40 % des infirmières travaillent à temps partiel. À cela s’ajoutent le recours au temps supplémentaire obligatoire (TSO) et les départs d’infirmières pour les agences de placement privées.
Pour redonner de l’oxygène au réseau, Québec compte offrir au cours de la prochaine année des primes de 15 000 $ aux infirmières qui sont restées dans le réseau public et à celles, au public toujours, qui accepteront des postes à temps plein. Le gouvernement souhaite aussi ramener les infirmières qui sont parties au privé avec des primes de 12 000 $.
Dans cinq régions « où il y a encore plus de problèmes » (l’Outaouais, l’Abitibi-Témiscamingue, la Côte-Nord, le Nord-du-Québec et la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine), ces montants seront de 18 000 $ et 15 000 $, respectivement. Les primes — imposables — seront aussi offertes aux infirmières auxiliaires, aux inhalothérapeutes et aux perfusionnistes.
Québec a réservé 950 millions de dollars pour la mise en place de ces incitatifs. « Notre gouvernement met un milliard de dollars sur la table pour [que les infirmières] restent, puis pour qu’elles reviennent. Ça fait que je pense qu’on met un “commitment” [un engagement] assez fort », a déclaré le ministre Dubé.
Des craintes d’effets pervers
En entrevue au Devoir, le président du Syndicat interprofessionnel en soins de santé de l’Abitibi-Témiscamingue, Jean-Sébastien Blais, a dit craindre les effets pervers de ce plan dans sa région, où les ruptures de services se multiplient. Il a rappelé que le CISSS régional emploie 80 infirmières d’agences de placement privées, dont les trois quarts viennent de l’extérieur de la région.
« Est-ce qu’on pense réellement que ce personnel va déménager, va venir s’installer en Abitibi-Témiscamingue, pour 3000 $ de plus [avec une prime de 15 000 $ plutôt que de 12 000 $] ? » a-t-il demandé. Il croit plutôt que ces infirmières préféreront travailler dans le réseau public près de leur domicile.
Karine D’Auteuil, présidente par intérim du Syndicat des professionnelles en soins de l’Outaouais, a quant à elle salué le « geste de reconnaissance » du ministre Dubé à l’endroit des professionnels en soins qui n’ont pas quitté le bateau malgré la tempête.
Elle doute toutefois que le gouvernement Legault réussisse à ramener 4300 infirmières dans le réseau. Si Québec est parvenu à recruter des infirmières retraitées pour l’opération de vaccination, « ce n’est pas tout à fait les mêmes conditions que [de] revenir à temps complet sur une unité de médecine, de chirurgie ou à l’urgence », a-t-elle souligné.
Céline Masson, 62 ans, a longtemps été assistante-infirmière dans une urgence montréalaise. Elle a pris sa retraite en 2016, mais a repris du service en mars 2020 afin de prêter main-forte dans un centre de dépistage. Elle n’a pas l’intention de revenir dans le réseau. « J’ai pas l’énergie pour ça », a-t-elle dit. En entrevue, sa voix s’est brisée. « Je crois que je veux en rester loin [du réseau] parce que ça me ramène trop dans l’état où j’étais quand je suis partie à la retraite », a-t-elle laissé tomber.
Le nœud du problème
En point de presse, le premier ministre Legault a dit avoir compris « que l’essentiel pour les infirmières, ce n’est pas l’argent, c’est la qualité de vie ». En octroyant des primes, Québec fait le pari que l’arrivée d’un plus grand nombre d’infirmières à temps plein permettra de réduire le recours au TSO, de stabiliser les horaires de travail et de favoriser la conciliation travail-famille.
Le ministre Dubé a dit espérer que le pourcentage d’infirmières à temps plein passe rapidement de 60 % à 75 %. Il n’a pas fixé d’objectif pour la fin du recours aux heures supplémentaires obligatoires, mais a dit s’engager à ce que « ça baisse pas mal vite ».
Les mesures annoncées n’ont pas convaincu Véronique Stark, une infirmière de 27 ans qui a quitté le réseau public pour une agence de placement privée en juin 2020. « Je ne retournerais pas au public, car je préfère ma liberté au niveau de la conciliation famille-travail », a dit au Devoir la soignante, qui travaille dans Lanaudière.« J’aurais considéré sérieusement retourner au public si l’annonce avait été une augmentation de salaire permanente plutôt qu’une prime. »
Tour à tour, les oppositions ont aussi reproché au gouvernement de ne pas avoir pris d’engagement clair au sujet du TSO. Le Parti libéral s’est inquiété des « solutions temporaires » présentées par Québec. Québec solidaire a dénoncé une forme de « pensée magique » dans le plan, tandis que le Parti québécois a parlé d’un « chèque de 15 000 $ » pour que les infirmières « continuent d’hypothéquer leur santé ».
La Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) a déploré que le gouvernement ne se soit pas engagé fermement à mettre fin au TSO. La FSSS-CSN a reproché à Québec de « rester muet sur les moyens » de faire cesser cette pratique. La CSQ a quant à elle salué un effort financier « important » et la création d’un comité de travail « sur les enjeux tels que l’attraction-rétention, la conciliation travail-famille et la stabilité des postes ».
En point de presse, le ministre Dubé a dit vouloir veiller à ce que « les meilleurs horaires de travail [soient] offerts aux infirmières du réseau public » plutôt qu’à celles provenant d’agences. Il souhaite également donner « plus d’autonomie » au personnel, ce qui pourrait permettre d’offrir des « horaires beaucoup plus attrayants », par exemple.
D’ici le printemps, Québec entend former 3000 agents administratifs qui offriront un soutien aux infirmières en accomplissant des tâches de bureau, comme l’envoi de formulaires. Le gouvernement n’a toujours pas chiffré le montant associé à ces embauches.