Modifier la Constitution aura aussi une portée juridique, plaide Jolin-Barrette

L’inscription de la « nation » québécoise dont la langue « officielle » et « commune » est le français dans la Loi constitutionnelle de 1867 aura une portée non seulement politique, mais également juridique considérable, plaide le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette — ce qui n’est pas de nature à apaiser les craintes dans le Rest of Canada (ROC).
« [Elle] vient bien poser les jalons québécois du respect de l’autonomie québécoise, puis des droits collectifs associés à la nation québécoise », souligne-t-il dans un entretien avec Le Devoir, moins de 10 jours après avoir déposé le projet de loi 96 à l’Assemblée nationale.
M. Jolin-Barrette propose dans le projet de loi une série de mesures pour renforcer la présence de la langue française au Québec, y compris celle de modifier unilatéralement la partie V de la Loi de 1867 (qui est coiffée du titre « Constitutions provinciales ») afin d’y insérer le fait que « le français est la seule langue officielle du Québec [et] la langue commune de la nation québécoise ». Le « geste d’affirmation » du gouvernement québécois a semé le désarroi dans le ROC. Le Québec se prépare-t-il à faire éclater une bombe à fragmentation ou un pétard mouillé constitutionnel dans l’indifférence du premier ministre fédéral Justin Trudeau ? se demandent plusieurs.
L’Assemblée nationale poserait un geste « fort important » sur « le plan constitutionnel » en adoptant le projet de loi 96, affirme avec certitude M. Jolin-Barrette. « Il est possible que le gouvernement québécois, la nation québécoise puisse utiliser ces dispositions-là pour affirmer sa spécificité dans l’environnement canadien ; ses “valeurs sociales distinctes” », fait-il valoir, pointant le Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême (Affaire Nadon, 2014).
À ses yeux, le Parlement québécois peut édicter des normes au-dessus des lois ordinaires en modifiant seul sa partie de la Loi de 1867 par des lois adoptées à la majorité simple des membres de l’Assemblée nationale. « Les dispositions de la Constitution s’interprètent les unes par rapport aux autres et chacune des dispositions constitutionnelles a le même niveau à l’intérieur de la Constitution », explique le ministre de la Justice.
La modification mise de l’avant dans le projet de loi 96 « n’est pas moins constitutionnelle qu’une autre » faite en vertu de la procédure requérant l’accord de la Chambre des communes et des assemblées législatives d’au moins sept provinces représentant au moins 50 % de la population du pays — une modification à la Charte canadienne des droits et libertés, par exemple — ou encore de l’unanimité des membres de la fédération, poursuit-il. « Quand le parlement fédéral a modifié l’âge des sénateurs, sa modification était-elle moins constitutionnelle ? Non, la Constitution est un tout. Il y a différentes formules pour la modifier, mais une n’est pas plus légitime qu’une autre », insiste M. Jolin-Barrette.
Au-delà du symbole
Le professeur de droit à l’Université d’Ottawa Benoît Pelletier — qui a aidé de ses conseils le ministre responsable de la Langue française durant la rédaction du projet de loi 96 — n’est pas certain que l’Assemblée nationale s’aventurerait « dans la sphère, vraiment, des normes supralégislatives » en modifiant la partie V de la Loi de 1867. « La Charte canadienne des droits et libertés fait partie de la Constitution formelle : elle a un caractère supralégislatif. Mais là, dans le cas qui nous occupe, une modification apportée par simple loi, ça reste à voir. […] C’est plus difficile de dire que ça fait partie de la Constitution formelle ou que ça a un caractère supralégislatif, pour être franc », affirme l’ex-ministre libéral des Affaires intergouvernementales canadiennes.
« Il n’en reste pas moins que c’est un geste, à mon avis, d’une extrême importance. Ça va plus loin que le symbole. C’est vraiment une modification de la Constitution canadienne dont pourront tenir compte les tribunaux », ajoute-t-il.
Les répercussions juridiques des modifications dans les cartons du ministre Jolin-Barrette seraient « probablement nulles », dit sans ambages le professeur de science politique à l’UQAM Marc Chevrier. « C’est comme si on avait découvert un vieux tiroir où on avait abandonné de vieilles chaussettes et puis qu’on s’était dit : “Ah, tiens, on peut y mettre autre chose !” Mais, sur le plan juridique, ça m’étonnerait que ça change quoi que ce soit», explique l’auteur de la chronique « La constitution d’un Québec infiniment petit » dans l’Agora. « Si les articles ajoutés à la partie V devaient acquérir une quelconque valeur particulière, ce serait probablement dans l’ordre interne du Québec et non du pays tout entier », poursuit-il.
M. Chevrier s’étonne de voir le gouvernement caquiste chercher à insérer deux articles bilingues à la Loi de 1867, mais pas à donner au texte constitutionnel restant, pour l’essentiel rédigé en anglais seulement, une version française.
Par ailleurs, le politologue met sur le compte de la surprise et de l’incompréhension la réaction outrée au projet de loi 96 dans le ROC, particulièrement chez les « gens qui n’acceptent pas qu’on reconnaisse le Québec comme nation ». « C’est une espèce de nouveauté qui, peut-être, dérange les habitudes mentales des constitutionnalistes au Canada anglais. Ils vont se dire dans ces tiroirs-là, on n’a plus de limite. “Si Québec se fait reconnaître comme une nation, s’il parle du français comme sa langue commune et officielle, quoi d’autre pourra-t-on y ajouter ?”» fait remarquer M. Chevrier.
D’ailleurs, le ministre Jolin-Barrette n’exclut pas la possibilité de revenir à la charge avec d’autres modifications à la Loi de 1867. « Je ne peux pas vous dire l’avenir », se contente-t-il de dire au Devoir.
Selon le professeur de droit à l’Université Laval, Patrick Taillon, le Parlement québécois a tout le loisir de réécrire dans ses propres mots des bouts de la partie sur « les constitutions provinciales » de la Loi de 1867 à condition que les modifications qu’il effectue « se rapport[ent], pour l’essentiel, [à ses] institutions et à [sa] manière de les nommer ». Dans cet esprit, il pourrait, par exemple, se définir comme un « État membre de la fédération » plutôt qu’une province, inscrire sa tradition juridique civiliste ou encore proclamer le caractère « laïque » de ses institutions.
Dans les pas du chanoine Groulx
Le concept de « nation » est inoffensif dans le projet de loi 96, fait valoir l’historien Yvan Lamonde, évoquant le « principe des nationalités » selon lequel nation et État vont de pair. « Ce que propose la loi 96, c’est symbolique, ça n’a pas de mordant. […] Tant qu’une nation n’a pas demandé, n’a pas obtenu, ce principe dit “des nationalités”, c’est un mot qui n’est pas très dangereux », souligne le spécialiste de l’histoire des idées.
Selon lui, la démarche de Simon Jolin-Barrette n’est pas sans rappeler celle du prêtre, historien et professeur Lionel Groulx il y a près d’un siècle. « Tant et aussi longtemps que les jeunes nationalistes du journal La Nation ont parlé d’autonomie et d’indépendance, ils ont été encouragés en privé — on le voit par la correspondance — par l’abbé Groulx. Mais, quand ils se sont mis à être sérieux sur l’indépendance, il leur a dit : “Écoutez, parlons d’autonomie. Le Québec est une province autonome dans la confédération. Le Québec est un État dans le Canada…” », relate M. Lamonde.
« Si, faute de pouvoir franchir le pas, on veut se contenter, et se faire accroire qu’on est une nation, sans être un État souverain, bien tout le monde il est beau, tout le monde il est fin. Tout le monde peut s’entendre », conclut le professeur émérite à l’Université McGill.
Tiède appui des oppositions
Le Parti libéral du Québec refuse de s’engager à appuyer l’offensive constitutionnelle de Simon Jolin-Barrette avant de finaliser son « analyse » du projet de loi 96. « Nous accueillons avec ouverture tout geste d’affirmation de ce que nous sommes, dans le respect de notre société pluraliste et des droits des minorités, notamment inclure dans la constitution la nation québécoise et notre langue officielle », mentionne la députée Hélène David.
Québec solidaire « n’a rien contre » la proposition du gouvernement caquiste de modifier la loi « pas légitime » de 1867. « Par contre, on ne partage pas l’analyse de certaines personnes comme quoi il s’agirait là d’un geste courageux et une bravade constitutionnelle. Pour nous, ajouter des lignes dans “notre chapitre” de la Loi constitutionnelle de 1867, c’est un peu comme bomber le torse à genou », soutient le député Sol Zanetti.
Cela dit, l’élu indépendantiste compte insérer dans la brèche que M. Jolin-Barrette s’apprête à ouvrir dans la Constitution une disposition abrogeant l’obligation imposée aux élus québécois de prêter serment d’allégeance à la reine Élisabeth II avant de siéger à l’Assemblée nationale.
Le chef parlementaire du Parti québécois, Pascal Bérubé, s’interroge aussi sur l’impact des modifications constitutionnelles mises de l’avant par Simon Jolin-Barrette pour « renverser le déclin du français au Québec ». « Il faut croire que ce n’est pas très significatif si Justin Trudeau est en accord », suppose-t-il. Le PQ les « laisser[a] passer », précise-t-il.