La portée nébuleuse d’une réforme ambitieuse

Il y a quelque 200 articles sur une centaine de pages, le tout formant un gros bouquet de mesures variées. Le projet de loi 96 sur la « langue officielle et commune du Québec » ne manque pas d’ampleur et représente assurément un pas dans la bonne direction, reconnaissent plusieurs observateurs. Sauf que la preuve de sa capacité réelle à freiner le « déclin » du français reste à faire. Décryptage.
Pour situer l’importance et le sens du volumineux projet de loi 96, François Legault a puisé jeudi tant dans la grande histoire nationale que dans la sienne, toute personnelle.
« Je suis ému, a-t-il d’abord lancé. Je pense à toutes les générations qui se sont succédé à travers les années pour protéger le français dans une mer d’anglophones, dans une Amérique du Nord massivement anglophone. […] Chaque génération qui passe a la responsabilité de notre langue. Puis là, c’est à notre tour […] de porter ce flambeau avec fierté. »
M. Legault a ensuite rappelé qu’il a grandi dans l’ouest de l’île de Montréal, où il a « pu voir, pendant toute [sa] jeunesse, la fragilité du français au Québec ». Et c’est la combinaison de ces facteurs qui l’amènent à penser que « comme premier ministre du Québec, [sa] toute première priorité est de protéger notre langue ». « En tout cas, je le sens comme ça. »
Une fois ce cadre historico-émotif établi, le premier ministre a soutenu que le projet de loi concocté par le ministre Simon Jolin-Barrette, responsable de la Langue française, représente le « geste le plus fort » posé pour protéger la langue française depuis le dépôt de la loi 101, en 1977. « Je le dis en toute modestie : vous savez mon admiration pour René Lévesque. »
Freiner
Modestie ou pas, l’ampleur de la réforme proposée ne fait pas de doute : elle touche autant la langue d’affichage que la langue de travail ; la gouvernance ; l’enseignement supérieur ; la francisation des immigrants…
« Je suis impressionné par le projet de loi », avouait vendredi au Devoir le démographe Marc Termote, spécialiste de la démolinguistique et auteur de plusieurs rapports qui ont sonné l’alarme sur le déclin du français. « Il me semble qu’il va probablement aussi loin qu’il soit possible juridiquement, politiquement et socialement. On ratisse vraiment large. On peut espérer que, grâce à cette refonte de la Charte de la langue française, le déclin du français dans l’espace public pourra être à tout le moins freiné. »
Sauf que ? « En ce qui concerne l’évolution du français dans la sphère privée, la tendance au déclin ne pourra guère être infléchie, estime M. Termote. À long terme, c’est dans la sphère privée que se détermine l’avenir d’un groupe linguistique. »
Directeur de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone et membre de deux comités qui conseillent l’Office québécois de la langue française (OQLF) et Statistique Canada, Richard Marcoux fait partie de ceux qui « s’étonnent un peu du discours alarmiste » sur la situation du français. Il préfère généralement parler de la « fragilité » du français plutôt que de son « déclin ».
Mais lui aussi estime que le projet de loi 96 est « nuancé et équilibré — on le voit avec la réaction plutôt positive du Parti libéral du Québec et de Québec solidaire ».
D’autres sont moins enthousiastes. « Il n’y a pas de mesures dans ce projet qui vont permettre d’arrêter la minorisation des francophones », affirme le chercheur indépendant Frédéric Lacroix, qui a reçu jeudi le Prix du livre politique 2021 de l’Assemblée nationale pour son essai Pourquoi la loi 101 est un échec. « Je ne vois pas où est le signal fort pour dire que le français redevient la langue de référence au Québec. »
Il se demande notamment « quels objectifs précis vise Québec ? » — une question qui inquiète aussi le président du Mouvement Québec français, Maxime Laporte. « Quand on parle de changements climatiques, on sait quelles sont les cibles à atteindre. En matière linguistique, on fait ça à l’aveugle. »
Lui aussi auteur d’un livre au titre évocateur (la plaquette Le français est en chute libre), le mathématicien Charles Castonguay salue « l’idée de renouer avec l’esprit de la loi 101, qui était de rendre le français incontournable ». Mais il doute que ce qui est proposé dans le PL96 permette d’atteindre l’objectif, sauf peut-être en ce qui concerne la « volonté de mettre fin au gouvernement bilingue ».
Et pourquoi ces doutes ? Tour d’horizon thématique :
Affichage
« On veut être raisonnable, on veut un compromis », a soutenu François Legault jeudi en expliquant pourquoi Québec n’avait pas choisi la voie de l’affichage exclusivement en français — on a opté pour l’idée d’une « nette prédominance » du français.
« Ça veut dire que l’affichage va demeurer bilingue, observe Charles Castonguay. Et le message que le paysage linguistique de Montréal transmet aux nouveaux arrivants va être le même : vous choisissez la langue qui vous convient, celle en gros caractères ou en petits caractères. »
« Pour moi, la langue d’affichage ou d’accueil, c’est un symptôme, pas une cause [du déclin du français], dit Frédéric Lacroix. On peut légiférer là-dessus, mais les comportements viennent d’en amont. » Lui aussi relève que la solution de Québec « reste du bilinguisme ».
Langue de travail
« Le travail constitue un environnement déterminant pour la vitalité de notre langue », a fait valoir le ministre Jolin-Barrette en présentant un projet de loi qui promet d’assurer le droit de travailler en français et de faire appliquer la loi 101 dans toutes les entreprises de plus de 25 personnes.
Richard Marcoux estime « que ce qui est proposé peut permettre de renverser la tendance d’exiger le bilinguisme pour des postes où c’est totalement inutile ».
Maxime Laporte dit « accueillir favorablement toutes les mesures qui visent à consolider le droit de travailler en français. Les intentions précises du gouvernement restent à éclaircir, mais on semble vouloir colmater cette brèche ». Le premier ministre Legault a dit avoir confiance que les mesures vont « donner des résultats ».
Cégeps
« C’est vraiment une demi-mesure », pense le chercheur Lacroix en parlant du gel de la proportion des étudiants dans le réseau collégial anglophone. « Ça envoie comme signal qu’on n’ose pas faire du français la langue normale des études. » Il estime que le contingentement agira « quantitativement, mais pas qualitativement ». « Les cégeps anglais deviennent l’institution de l’élite. »
« Il y a vraiment incohérence sur ce point, estime Charles Castonguay. On ne touche pas aux modalités d’accès aux cégeps de langue anglaise et on contingente à un niveau élevé. »« C’est une fausse bonne solution qui n’empêchera pas les francophones de fréquenter ces établissements et de participer à l’anglicisation de la métropole », ajoute Maxime Laporte.
Francisation
En présentant le projet de loi et les différentes mesures visant à favoriser la francisation, Simon Jolin-Barrette a parlé de l’importance d’augmenter le taux de « transfert linguistique » — qui fait référence à la langue que choisissent de parler les immigrants allophones à la maison, quand elle diffère de leur langue maternelle. Il est aujourd’hui d’environ 53 %. Or, il faudrait atteindre un niveau de 90 %, a relevé le ministre.
Charles Castonguay se réjouit de voir que Québec prend cette mesure en considération. « L’indicateur optimal de la vitalité d’une langue, c’est son usage effectif dans l’intimité du foyer […] : la langue principale parlée à la maison est transmise aux enfants, et c’est la langue par laquelle ils vont vivre. »
Mais pour Richard Marcoux, l’indicateur du transfert linguistique n’en est qu’un parmi d’autres. « Ce qu’il ne dit pas, c’est que beaucoup d’immigrants allophones ne font pas de transfert linguistique, et parlent leur langue maternelle à la maison. Et cela ne veut pas dire qu’ils ne parlent pas en français toute la journée… »
Frédéric Lacroix estime pour sa part important d’augmenter à 90 % les transferts (ou substitutions) linguistiques vers le français. Mais il ajoute que ce n’est qu’une partie de la réponse. « Même si on francise les allophones, ça ne va pas suffire tant que les francophones s’anglicisent, ce qu’on voit clairement à Montréal. »
Il note aussi que « c’est de sélectionner des immigrants qui ont déjà une connaissance du français » avant d’arriver au Québec qui permet une substitution linguistique vers le français. Et là-dessus, le « projet de loi ne change pas le fait qu’on n’exige pas la francisation avant l’arrivée au Québec ». D’où sa conclusion générale : voilà un projet qui permet de faire bouger la question linguistique — ce qui est « positif » —, mais qui n’est pas à la hauteur de ses ambitions. « Il va rester du travail à faire… »