Une année sans convention collective dans le réseau de la santé

Un an après son adoption, l’arrêté ministériel qui a mis sur pause les conventions collectives dans le réseau de la santé continue de bousculer la vie de milliers de travailleurs.
C’est devenu la nouvelle normalité. Des employés à temps partiel forcés de travailler à temps plein. Des professionnelles prodiguant des services aux enfants déplacées pour combler des tâches d’entretien. D’anciens travailleurs sociaux réorientés vers d’autres carrières forcés par leur employeur de retourner à la DPJ : la mise sur pause des conventions collectives sur fond de pandémie n’en finit plus de peser lourd dans la vie des employés du réseau de la santé.
« Nous avons des préposés encore retirés de leurs postes qui sont envoyés en pleine semaine en CHSLD où il y a maintenant des surplus de personnel », soupire Isabelle Doyon, conseillère syndicale du local 3247 du Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) du CIUSSS de la Montérégie Ouest.
Un an après l’adoption du fameux arrêté 007 suspendant leurs conventions collectives, la colère gronde parmi les syndicats qui dénoncent l’utilisation de ce décret à tort à et travers, en dépit de l’embellie des conditions sanitaires.
« Il faut arrêter 007 ! » tonne la présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ), Nancy Bédard, dont les 76 000 membres ont été plus que sollicitées depuis le début de la pandémie.
« Ce n’est pas normal que l’ensemble des critères soient encore appliqués. Qu’on exige des 12 heures, qu’on mette des professionnels en soins dans des endroits où elles ne se sentent pas aptes à travailler, sans tenir compte de leurs compétences. Qu’on ne donne pas de congé, de vacances, qu’on ne leur donne pas leurs droits finalement. »
Depuis un an, la vie de bien des soignantes a été chamboulée, relance-t-elle.« Ç’a été épouvantable. [Au printemps dernier,] on a rehaussé tout le monde [les employés temps partiel] à temps complet. Il y a des gens qui pleuraient, qui disaient “Je peux pas, j’ai mes enfants”, “J’ai pas de garderie”. Ç’a été dévastateur. »
L’amélioration de la situation dans les hôpitaux du Grand Montréal et des régions limitrophes ne justifie plus le recours à ces mesures exceptionnelles, plaide-t-elle. Le recours actuel au décret est jugé complètement excessif et la FIQ réclame sa levée avant la fin du mois de mars.
Les mesures exceptionnelles appliquées « sans réel motif » vont à l’encontre du libellé de l’arrêté, adopté le 21 mars 2020, affirme Nancy Bédard. Le décret stipule en effet que « la mise en œuvre des mesures locales » doit faire « l’objet d’une approbation préalable du sous-ministre adjoint. »
Au cabinet du ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, on confirme que l’autorisation du sous-ministre aux ressources humaines est nécessaire pour mettre en œuvre des mesures exceptionnelles, mais que celles-ci sont toujours nécessaires dans certains établissements pour préserver leur capacité à livrer des soins aux patients en contexte d’urgence sanitaire. « Dans un contexte où la main-d’œuvre est limitée et que les soins aux patients doivent être assurés, cette mesure devient malheureusement incontournable », a répondu au Devoir l’attachée de presse du ministre de la Santé et des services sociaux Christian Dubé, Marjaurie Côté-Boileau. Pas question, donc, d’abroger pour l’instant cet outil à utiliser de manière « exceptionnelle et ciblée. »
Grogne généralisée
« On applique le décret mur à mur, sans égard à l’effet COVID », estime pourtant Isabelle Doyon, du SCFP du CISSS de la Montérégie-Ouest. « Il y a eu 1270 embauches, mais 870 départs depuis un an. Il n’y a pas de rétention à cause des mauvaises conditions de travail », dit-elle.
Plusieurs syndicats estiment que la pandémie a bon dos, et que le décret sert plutôt à pallier des pénuries de personnel préexistantes.
C’est le cas du Syndicat des professionnelles en soins de l’Outaouais (SPSO-FIQ), dont le président, Patrick Guay, dénonce le recours systématique au temps plein chez des infirmières et des infirmières auxiliaires détentrices d’un poste à temps partiel, et leur déplacement dans d’autres fonctions. « Il y a seulement 31 employés, dont 9 professionnelles, sur 3000 en arrêt de travail à cause de la COVID. Ce n’est pas ça qui fait en sorte qu’ils aient besoin de l’arrêté ministériel », a expliqué ce dernier la semaine dernière. « J’ai encore des infirmières déplacées pour aller dans un site non traditionnel [hôtel] ou dans d’autres centres d’activités, comme médecine et chirurgie », précise-t-il.
La situation épidémiologique en Outaouais ne justifie plus le recours à cet arrêté draconien, dit-il, utilisé davantage pour pallier la pénurie d’infirmières qui frappe depuis 20 ans dans cette région limitrophe de l’Ontario.
De son côté, le CISSS de l’Outaouais rétorque que les « besoins sont réels » et qu’il évalue « de façon régulière l’utilisation de l’arrêté ministériel ». Dans la dernière semaine, les hospitalisations ont doublé à l’unité COVID, invoque l’établissement, qui affirme avoir dû « faire face à plusieurs éclosions […] en plus de l’arrivée des variants ». Les dernières données du ministère de la Santé font état de 10 hospitalisations (un cas aux soins intensifs) liées à la COVID en Outaouais, soit huit de plus que la semaine précédente.
À la Fédération des services sociaux (FSS) de la CSN, qui regroupe plus de 110 000 employés du réseau de la santé, notamment des préposés aux bénéficiaires, aides de soins et du personnel technique et de soutien, on juge aussi que le recours à cette solution extrême a assez duré.
« Officiellement, on l’utilise de moins en moins. Mais officieusement, on a des indications que les employeurs s’en servent. Ils ne devraient pas le faire sans approbation du sous-ministre », insiste Jeff Bengley, président de la FSS. Résultat : des employés, déjà fatigués, voient leurs congés suspendus. « Moi, je pense que l’idéal, c’est de lâcher ça et, quand le problème se pointe, de s’asseoir avec le monde. À partir du moment où il y a un arrêté qui définit la solution, il n’y a pas de discussion. On ne regarde pas les alternatives. »