Bataille rangée pour la laïcité

Les défenseurs et les détracteurs de la Loi sur la laïcité de l’État attendent avec appréhension le verdict du juge Marc-André Blanchard, même s’ils se doutent bien qu’il n’aura pas le dernier mot. 
Photo: Andrew Cribb Getty Images Les défenseurs et les détracteurs de la Loi sur la laïcité de l’État attendent avec appréhension le verdict du juge Marc-André Blanchard, même s’ils se doutent bien qu’il n’aura pas le dernier mot. 

Le 16 juin 2019, 22 h 30. L’Assemblée nationale adopte sous bâillon la Loi sur la laïcité de l’État. Le Mouvement laïque québécois (MLQ) se réjouit de voir la laïcité « enfin » affirmée dans la loi québécoise, y compris dans la Charte des droits et libertés de la personne. La laïcité est « porteuse d’harmonie et de cohésion sociale », souligne-t-il à gros traits. La discorde éclate le lendemain à l’intérieur et à l’extérieur du Palais de justice de Montréal.

L’étudiante en enseignement Ichrak Nourel Hak est « stupéfiée, blessée et insultée à l’idée que le gouvernement lui arracherait sa carrière tant désirée simplement parce qu’elle porte le hidjab ». Ses avocats exhortent la Cour supérieure à suspendre la « loi 21 », à commencer par l’interdiction du port de signes religieux visant certains employés de l’État qui y figure. Une longue bataille judiciaire s’engage. Les « artisans de la laïcité » poussent un soupir d’exaspération.

« Je trouvais qu’ils étaient vites sur la gâchette », raconte l’une des figures de proue du MLQ, Lucie Jobin, un an et neuf mois après le début des tribulations juridiques de la loi 21. « Mais, on s’y attendait. »

Les défenseurs et les détracteurs de la Loi sur la laïcité de l’État attendent avec appréhension le verdict du juge Marc-André Blanchard, même s’ils se doutent bien qu’il n’aura pas le dernier mot.

Deux des articles dans la mire des opposants

Article 6

 

Le port d’un signe religieux est interdit dans l’exercice de leurs fonctions [à certains employés de l’État, dont les policiers, les procureurs, les gardiens de prison, les enseignants et les directeurs d’écoles primaires et secondaires publiques]. Au sens du présent article est un signe religieux tout objet, notamment un vêtement, un symbole, un bijou, une parure, un accessoire ou un couvre-chef, qui est […] porté en lien avec une conviction ou une croyance religieuse [ou] raisonnablement considérée comme référent à une appartenance religieuse.

 

Article 8

 

Un membre du personnel d’un organisme doit exercer ses fonctions à visage découvert. De même, une personne qui se présente pour recevoir un service par un membre du personnel d’un organisme doit avoir le visage découvert lorsque cela est nécessaire pour permettre la vérification de son identité ou pour des motifs de sécurité.

« On ne peut exclure l’idée que les tribunaux canadiens charcutent la loi 21 comme ils l’ont fait de la loi 101 », indique l’historienne, Lucia Ferretti. L’invalidation de pans de la loi — les articles prévoyant l’interdiction du port d’un signe religieux dans l’exercice de certaines fonctions (article 6) et l’obligation du visage découvert lors de la prestation et la réception de services publics (article 8) — par les tribunaux entraînera des conséquences, estime-t-elle. « Si les tribunaux renversent ou amoindrissent la loi, ils attiseront de nouveau les tensions sociales au Québec », appréhende la professeure à l’UQTR, tout en rappelant que la « loi 21 » jouit d’un solide appui au sein de la population québécoise. « Pourra-t-on encore parler d’État de droit au Canada quand, lorsqu’il s’applique au Québec, il se montre si peu soucieux de la démocratie ? » demande-t-elle.

Les retombées de la Loi sur la laïcité de l’État sont pourtant floues dans une société où les contacts sociaux se font rares au temps de la COVID-19. « On est en télétravail, peu de services gouvernementaux ont pu être offerts en personne, les modes d’enseignement sont bouleversés, bref, il est impossible dans les conditions actuelles de faire un premier bilan de la loi 21 », explique Mme Ferretti.

Chose certaine, la loi 21 a une très grande portée symbolique dans la mesure où elle « affirme et met en œuvre le droit et la légitimité du Québec de faire ses propres choix, de manière démocratique, et de réguler à sa façon les relations entre l’État et les religions », selon la co-autrice de l’essai « Les enjeux d’un Québec laïque : La loi 21 en perspective ». Elle en veut pour preuve les réactions, selon elle, disproportionnées de ses détracteurs qui prenaient la forme tantôt de « propagande haineuse contre les Québécois », tantôt de « promotion du non-respect de la loi », tantôt d’« appel [d’élus du reste du Canada] au “gouvernement des juges” contre une loi adoptée par l’Assemblée nationale »…

Les dommages causés par la Loi sur la laïcité de l’État sont déjà grands, se désolent des membres du groupe « étudiantes opposées à la loi 21 » : un « “safe space” » (espace sûr) aménagé par l’enseignante Gabrielle Hébert où quelques dizaines de personnes « directement touchées par la loi 21 » et leurs « alliés » échangent. « On essaie d’enseigner aux enfants qu’ils sont libres de choisir leurs habits, leur religion[d’assumer] leur orientation sexuelle, alors que nous, on doit se déshabiller à contrecœur pour enseigner », a affirmé l’une des participantes. « C’est comme si nous étions devenues inacceptables, partout », ajoute une autre.

Plus d’une étudiante au Baccalauréat en éducation préscolaire et en enseignement primaire a jeté l’éponge, regrette l’ancienne coordonnatrice à l’Association des étudiantes et étudiants de la Faculté des sciences de l’Éducation de l’UQAM (ADEESE-UQAM). D’autres ont fait une croix sur le réseau public.

Aux yeux de Gabrielle Hébert, la loi 21 a été une « étincelle » à « comportements discriminatoires » à l’encontre des femmes musulmanes portant le voile. Les tensions persistent, si bien qu’« elles ont encore peur de sortir seules ». Le jugement de la Cour supérieure, immanquablement, viendra les exacerber, craint la militante.

Lucie Jobin, enseignante à la retraite, a pour sa part participé à toutes les luttes du MLQ, dont celles de l’exemption de l’enseignement religieux à l’école et de l’abolition de la prière dans les assemblées municipales — qui l’a amenée devant la Cour suprême du Canada en 2015.

Les artisans de la laïcité livrent aujourd’hui une bataille décisive devant les tribunaux, fait valoir le président du MLQ, Daniel Baril.

Le regroupement promouvant « la laïcisation complète de l’État et des institutions publiques du Québec » s’est porté intervenant pour appuyer la validité de la loi 21, au moyen de l’arrêt Mouvement laïque québécois c. Saguenay. Le juge Marc-André Blanchard a déclaré l’avoir lu à 15 reprises, fait remarquer M. Baril au Devoir. « L’esprit de la loi était déjà dans le jugement [de la Cour suprême :] la neutralité religieuse de l’État n’a pas a être conciliée avec les autres droits. C’est dans la normalité des choses que les institutions soient laïques », soutient M. Baril. Il égratigne au passage la stratégie « de ne présenter aucune preuve sur la justification de la loi pour s’en tenir à la seule compétence du Québec d’adopter la Loi » préconisée par le Procureur général du Québec en cour.

Le ministre Simon Jolin-Barrette est décidé à ce que la loi 21, dont il est l’auteur — et aujourd’hui le défenseur — ne tombe pas dans l’oubli, peu importe le sort que les tribunaux lui réserveront. Dans l’attente de la décision de la Cour supérieure, il a créé le prix de la laïcité Guy-Rocher. Celui-ci récompensera une personnalité, un organisme ou un groupe de personnes ayant eu « une contribution en faveur de la laïcité », tout en rendant hommage au sociologue Guy Rocher, selon qui « la laïcité de l’État est au cœur du parcours historique propre à [la] nation [québécoise] ». L’identité du premier lauréat sera connue le 16 juin 2021, soit deux ans jour pour jour après l’adoption de la loi 21.

Retour sur les tribulations de la Loi sur la laïcité de l’État devant les tribunaux

 

16 juin 2019

 

Adoption sous bâillon de la Loi sur la laïcité de l’État par l’Assemblée nationale

 

17 juin 2019

 

L’étudiante au baccalauréat en enseignement à l’Université de Montréal, Ichrak Nourel Hak, le Conseil national des musulmans du Canada et l’Association canadienne des libertés civiles déposent un pourvoi en contrôle judiciaire afin de faire déclarer la nouvelle loi invalide, ainsi qu’une demande de sursis provisoire des articles prévoyant l’interdiction du port d’un signe religieux dans l’exercice de certaines fonctions (article 6) et l’obligation du visage découvert lors de la prestation et la réception de services publics (article 8).

 

18 juillet 2019

 

Le juge Michel Yergeau de la Cour supérieure refuse la demande de sursis d’application de la loi 21. Les demanderesses ne sont pas parvenues à prouver l’existence d’un préjudice irréparable, à démontrer qu’un sursis serait dans l’intérêt public et à démontrer l’urgence de la situation même si elles avaient mis en lumière des questions sérieuses quant à la constitutionnalité de la Loi, selon le magistrat.

 

1er août 2019

 

La juge en chef de la Cour d’appel du Québec, Nicole Duval Hesler, accueille la requête pour permission d’appeler de la décision de la Cour supérieure.

 

12 décembre 2019

 

Les juges de la Cour d’appel Robert Mainville et Dominique Bélanger rejettent l’appel du jugement interlocutoire rendu par le juge Michel Yergeau. La juge Nicole Duval Hesler aurait quant à elle accueilli l’appel en partie et suspendu l’application de l’interdiction du port d’un signe religieux dans l’exercice de certaines fonctions (article 6).

 

9 avril 2020

 

La Cour suprême du Canada rejette la demande d’autorisation d’appel des demanderesses de la décision de la Cour d’appel du Québec.

 

Automne 2020

 

Le juge Marc-André Blanchard de la Cour supérieure se voit charger de trancher sur le fond. Un bataillon d’avocats, d’experts et de témoins défile devant lui pendant plus d’un mois.

Contre la loi 21

Commission scolaire English-Montréal

La loi 21 étiole « de façon inadmissible les droits à l’instruction dans la langue de la minorité » prévus à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés. Elle constitue « une contrainte illégitime au droit de gestion et à la gouvernance des commissions scolaires anglophones au Québec ». D’autre part, l’interdiction du port de signes religieux vise les femmes, tout particulièrement celles de confession musulmane portant le hidjab, qui se voient empêchées d’exercer leurs droits sur un pied d’égalité avec les hommes. La clause de droits acquis qui permet aux enseignants à pied d’oeuvre avant l’adoption de la loi 21 de porter des signes religieux pose aussi problème. En effet, elle empêche les directions d’école de nommer des enseignants portant des signes religieux à des postes de directeur ou de directeur adjoint à moins que ces derniers abandonnent leurs signes religieux.

Fédération autonome de l’enseignement​

La loi 21 est liberticide. « La liberté de religion telle qu’énoncée dans la Charte canadienne ne concerne pas seulement que les croyances, mais également les pratiques religieuses, telles que le port de signes religieux. Ainsi, l’interdiction totale de porter un signe religieux ciblé enverrait un message que certaines pratiques religieuses ne méritent pas la même protection que d’autres, ce qui est contraire à l’importance que la société canadienne accorde à la liberté de religion, au droit à l’égalité et aux protections des minorités », plaide le regroupement syndical. La Loi sur la laïcité de l’État porte aussi atteinte aux articles 6 (liberté de circulation), 27 (maintien du patrimoine culturel), 28 (égalité de garantie des droits pour les deux sexes) de la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi qu’à l’article 43 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, selon lequel « les personnes appartenant à des minorités ethniques ont le droit de maintenir et de faire progresser leur propre vie culturelle avec les autres membres de leur groupe ».

Ichrak Nourel Hak, Conseil national des musulmans du Canada et Association canadienne des libertés civiles

L’Assemblée nationale n’avait pas compétence pour interdire le port d’un signe religieux dans l’exercice de certaines fonctions (article 6) et obliger le visage découvert lors de la prestation et la réception de services publics (article 8). « Le caractère véritable de la loi en fait une législation en matière criminelle »… et le droit criminel relève du gouvernement fédéral. Qui plus est, la loi 21 « viole les exigences de base de la primauté du droit, puisque l’interdiction touchant aux “signes religieux” est excessivement vague et impossible à appliquer uniformément ». « Étant donné le nombre d’institutions et de personnes qui seront portées à appliquer l’interdiction, l’application sera nécessairement arbitraire et, donc, contraire au principe voulant que la loi s’applique à tous de manière égale », écrit l’avocate Catherine McKenzie.

Pour la loi 21

Procureur général du Québec

Le Parlement du Québec peut établir un modèle de rapports entre les religions et l’État qui corresponde à la réalité propre du Québec en vertu du principe de la souveraineté parlementaire et des dispositions de dérogation prévues aux Chartes des droits. « [Le] caractère véritable [de la loi 21] porte sur l’affirmation de la laïcité de l’État et, accessoirement, l’encadrement de conditions d’exercice de certaines fonctions et de prestation de services étatiques publics québécois », insiste le gouvernement québécois. Par ailleurs, les groupes qui contestent la législation n’ont pas fait la démonstration d’une atteinte au droit à l’égalité fondé sur le sexe. « L’interdiction du port de signe religieux [pour] certains employés de l’État […] est un moyen parmi d’autres permettant d’affirmer la laïcité des institutions étatiques québécoises. » Le gouvernement du Québec a choisi de recourir aux clauses dérogatoires pour s’assurer que ce choix de société ne puisse pas être remis en question par les juges.
 

Mouvement laïque québécois

Il est faux de prétendre que le Québec n’avait pas la compétence pour adopter la loi 21, que les clauses dérogatoires sont invalides ou encore qu’elle porte atteinte à la liberté de religion, mais qu’elle ne peut être annulée vu les clauses dérogatoires. L’arrêt MLQ c. Saguenay de la Cour suprême en 2015 ne permet pas à des enseignants dans l’exercice de leurs fonctions de contrevenir à leur obligation de neutralité religieuse à l’école publique. Leurs avocats n’ont pas prouvé qu’elles avaient le droit de pratiquer leur religion dans l’exercice de leurs fonctions dans un établissement d’enseignement. Bref, la liberté de religion des représentants de l’État, y compris les enseignants, s’arrête là où le principe de la neutralité religieuse de l’État commence à s’appliquer. En matière de neutralité religieuse de l’État, le plus haut tribunal du pays a statué dans l’arrêt MLQ c. Saguenay qu’il n’y avait pas lieu de faire un exercice de conciliation des droits.

Pour les droits des femmes du Québec

Le reproche d’invalidité de la Loi sur la laïcité de l’État (loi 21) au motif qu’elle porte atteinte à l’égalité des femmes et à la liberté de religion n’est pas fondé en droit. La loi 21 est conforme au droit québécois, au droit canadien et aux conventions internationales ratifiées par le Canada. La loi 21 vient pallier l’absence de norme juridique pour encadrer l’exercice de la liberté de religion dans une société libre et démocratique. Non seulement la loi signée par le ministre Simon Jolin-Barrette comble le vide législatif sur la laïcité et rappelle que le devoir de neutralité religieuse de l’État est une des deux faces de la liberté de religion, mais elle précise que la laïcité est le socle du respect du droit à l’égalité. La loi 21 vient explicitement dicter l’obligation de neutralité religieuse de l’État en proclamant la laïcité de l’État dans la Charte des droits et libertés de la personne. En visant l’interdiction de signes religieux pour certaines personnes durant leurs heures de travail, car ils sont donc les gardiens de la neutralité religieuse de l’État, la loi 21 est mesurée.



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