Trois questions sur le couvre-feu au Québec

Après l’Espagne, l’Italie, la France ou la Grande-Bretagne, le Québec semble sur le point de s’engager à son tour dans l’imposition d’un couvre-feu, mesure draconienne interdisant la circulation nocturne des personnes. Ce moyen supplémentaire pour lutter contre la pandémie pourrait être annoncé en conférence de presse par le premier ministre François Legault en fin de journée avec une panoplie d’autres décisions contraignantes, dont la prolongation du confinement.
Cette nouvelle étape exceptionnelle, inédite depuis un siècle, stimule une multitude de questions fondamentales. En voici trois avec des réponses partielles concernant les précédents sociohistoriques de la décision, sa nécessité sanitaire et ses fondements constitutionnels.
1. Une exception ?
Plusieurs pays européens ont décrété des couvre-feux nocturnes au cours des derniers mois. La Belgique, la France, la Slovénie et l’Espagne ont adopté la mesure avec différentes modalités d’application pour réduire les interactions sociales et les rassemblements, considérés comme des vecteurs de la contagion. L’Espagne a à nouveau adopté l’interdiction le 25 octobre, comme elle l’avait déjà fait en mars. L’interdiction de circuler s’applique de 23 h à 6 h du matin sur l’ensemble du territoire, sauf aux îles Canaries.
Contrairement à une idée traînant jusque dans certains médias d’information, le couvre-feu n’a pas été imposé pendant la crise d’Octobre de 1970. « C’est une fake news », résume l’historien Louis Fournier. Il explique que la Loi sur les mesures de guerre alors en vigueur n’a pas appliqué cette disposition, précisément. L’interdiction du Front de libération du Québec (étrangement autorisé jusque-là), oui. Des arrestations et des détentions de personnes soupçonnées d’appartenir ou de soutenir le FLQ, oui. Mais pas de couvre-feu. M. Fournier rappelle aussi que des tanks n’ont pas circulé alors au Québec.
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La Loi sur les mesures de guerre, une disposition fédérale, date du 22 août 1914, soit des débuts de la Première Guerre mondiale. Elle a servi pendant les deux conflits mondiaux à censurer et à supprimer des communications et les médias, à contrôler les industries et le commerce, à détenir et à expulser des personnes.
Et pour le couvre-feu ? En fait, la dernière restriction de circuler du genre au Québec remonte à la grippe espagnole de 1918. « On avait les mêmes directives qu’on a aujourd’hui, dans la mesure où on avait fermé les églises, les cinémas, les magasins et qu’on demandait à la population de rester chez elle », explique l’historien Mourad Djebabla-Brun.
La directive était appliquée par l’armée canadienne, qui était bien présente en territoire québécois en cette fin de Première Guerre mondiale marquée par la poursuite des conscrits récalcitrants. « Il faut aussi se mettre dans le contexte de l’époque où il y avait moins de mobilité qu’aujourd’hui », souligne M. Djebabla-Brun.
Les Québécois ont également connu des couvre-feux partiels lors des exercices « d’obscurcissement » (black-out) de la Seconde Guerre mondiale. Au bruit des sirènes, les citadins devaient s’enfermer dans leur résidence en éteignant leurs lumières afin d’éliminer les points de repère aux éventuels bombardiers allemands. Le piéton surpris loin de chez lui devait quant à lui se précipiter dans le premier commerce venu pour attendre la fin de l’exercice d’une dizaine de minutes.
La législation-marteau existait donc encore en 1970. Elle a été remplacée en 1988 par la Loi sur les mesures d’urgence, qui « donne des compétences plus limitées et précises au gouvernement pour la gestion des urgences liées à la sécurité », selon un article sur le sujet de L’Encyclopédie canadienne. Le couvre-feu fait partie des outils disponibles. La nouvelle législation spécifie que toute intervention du gouvernement est soumise à la Charte canadienne des droits et libertés et à la Déclaration canadienne des droits.
2. Un couvre-feu constitutionnel ?
Parlons-en. Un couvre-feu serait-il constitutionnel ? La réponse est simple et floue : tout dépend du couvre-feu.
« Le nœud de l’affaire est lié à l’idée de la proportionnalité », résume Stéphane Beaulac, avocat-conseil chez Dentons et professeur de droit de l’UdeM. « Le couvre-feu est-il une atteinte minimale aux droits ou le gouvernement y va-t-il trop fort le café ? »
Tout est donc affaire d’équilibre. Me Beaulac, interviewé avant le détail des annonces, accepte de faire quelques projections rationnelles pour répondre encore plus précisément à la question de la constitutionnalité d’un éventuel couvre-feu. Il pense que si la mesure ratisse très large, par exemple en interdisant les sorties pendant la moitié de la journée (mettons de 18 h à 6 h), elle serait plus facilement contestable en cour que si elle y va plus modérément (mettons de 21 h ou 22 h jusqu’au petit matin).
Pour arriver à ces balises concrètes, il examine le problème de base en considérant deux angles. D’abord, l’habilitation. « Autrement dit, est-ce que le gouvernement a le pouvoir d’adopter une telle mesure ? résume Me Beaulac. La réponse courte, c’est oui. »
Pour lui, il n’y a aucun doute : le gouvernement peut imposer un couvre-feu en vertu de l’article 123 de la Loi sur la santé publique, qui confère des pouvoirs extraordinaires pour protéger la population et réduire les effets de la pandémie. On observe d’ailleurs une escalade des interventions depuis le début de la pandémie. « On ne serait donc pas dans une situation où le gouvernement outrepasse ses pouvoirs, tranche le professeur. Cela dit, ce n’est pas parce qu’il y a pouvoir qu’il y a carte blanche. »
D’où le second angle des balises et des protections constitutionnelles. « On doit garder en tête que même dans un contexte d’urgence, il faut viser un point d’équilibre entre les mesures nécessaires et le fait que nous vivons dans une société ouverte, dans une démocratie constitutionnelle qui valorise la liberté, l’autonomie et l’autodétermination des individus. »
Me Beaulac passe alors en revue dans le détail certains articles des chartes du Québec et du Canada et de certains instruments internationaux qui doivent assurer cet équilibre. La liberté de circulation est protégée par les lois fondamentales (elle a été évoquée au sujet des voyages internationaux), mais c’est surtout de l’article 7 de la Charte canadienne et de l’article 3 de la Charte québécoise que discute le juriste puisqu’ils concernent la liberté de circulation à l’intérieur du pays et de la province. Il rappelle aussi que des dispositions (l’article 2, paragraphe c de la Charte canadienne et article 21 du Pacte international relatif aux droits civiques et politiques) protègent également la liberté de réunion pacifique.
« De toute évidence, un couvre-feu limite ces libertés, dit le professeur Beaulac. On ne se retrouve pas pour autant nécessairement en infraction constitutionnelle. Aucune loi n’est absolue. Il faut ajouter la pondération des intérêts de la société par rapport aux intérêts individuels. Il faut se demander par exemple si la mesure qui porte atteinte à la liberté de circulation et de réunion pacifique rejoint un objectif urgent et réel. Il faut aussi se demander si cette mesure est proportionnelle. »
3. Un ultime recours efficace ?
En tout cas, la démarche exceptionnelle et en apparence liberticide ne choque pas une majorité des citoyens de la société « libre et démocratique ». Un sondage réalisé début novembre par Léger pour l’Association d’études canadiennes révélait que deux Canadiens sur trois (67 %) appuieraient l’imposition d’un couvre-feu nocturne temporaire. La question soumettait l’hypothèse d’une interdiction de circuler de 23 h à 5 h du matin. Notons que le soutien à la règle radicale grandissait avec l’âge, quatre personnes sur cinq de 65 ans et plus appuyant le grand enfermement de nuit.
« Je pense que le couvre-feu est une très bonne mesure », dit à son tour Roxane Borgès Da Silva, de l’École de santé publique de l’Université de Montréal. « Jusqu’à maintenant, le gouvernement a adopté une attitude très paternaliste. Il comptait sur la solidarité et la bonne volonté des citoyens. On était plus dans l’incitatif que le coercitif. Le couvre-feu va favoriser une prise de conscience individuelle accrue. Il va forcer les individus à se questionner sur leurs actions et à se responsabiliser davantage. »
Elle ajoute que le couvre-feu combiné au confinement a fait ses preuves en Europe, notamment en France. « Est-ce le couvre-feu ? Est-ce le confinement ? En tout cas, ces deux mesures ont permis de réduire énormément le nombre de cas. Alors, autant les essayer ensemble ici, maintenant que nous n’avons plus de marge de manœuvre. C’est un électrochoc qui peut atteindre aux libertés individuelles. Mais on n’a plus le choix. On est comme en temps de guerre. On subit une crise sanitaire très, très forte et il semble que des gens ne s’en rendent pas compte. »
Avec Dave Noël