Le temps ne sera plus l’abri des agresseurs sexuels
Pierre Bolduc et Gaétan Bégin avaient de la difficulté à retenir leurs larmes lorsque la ministre de la Justice, Sonia LeBel, s’est arrêtée devant eux après avoir déposé le projet de loi 55 qui — s’il passe la rampe de l’Assemblée nationale — leur permettra d’« obtenir justice » de longues années après que des d’hommes d’Église ont transformé leur vie en « enfer ».
« Je me suis fait violer à 12 ans et d’aplomb », lâche Pierre Bolduc, tout en pointant une cicatrice indélébile sur sa main droite. « L’autre est en dedans. Je suis pogné avec ça. »
Mme LeBel s’est mise à la tâche jeudi de rendre « imprescriptible l’action en réparation du préjudice corporel » de toute victime d’une agression à caractère sexuel, de violence subie pendant l’enfance ou de violence d’un conjoint ou d’un ex-conjoint. Pour y arriver, elle a déposé un projet de loi, ce à quoi ses prédécesseurs se sont refusés.
En apprenant la nouvelle, Gaétan Bégin s’est jeté dans les bras de son épouse. « Y a pas juste moi, comme victime, qui a souffert. Y a aussi ma femme, mes enfants, mes petits-enfants. J’avais toujours dit : je vais dire à mes arrière-petits-enfants qu’il y a un système de justice au Québec qui fonctionne », a-t-il fait valoir à la presse parlementaire.
L’homme de 79 ans, qui dit avoir été agressé sexuellement à plusieurs reprises par un prêtre entre 1954 et 1957, tentera d’obtenir réparation de la part de l’Église catholique. « Je vais mourir avec ce que ce j’ai passé. Mais, aujourd’hui, je vais mourir plus heureux », dit l’homme qui a traîné comme un boulet les « refus », « déceptions » et les « mauvaises idées ». « Une chance qu’on a aujourd’hui. »
Hausse des poursuites anticipée
L’avocat Alain Arsenault, qui a intenté des recours collectifs contre des communautés religieuses, y compris la congrégation de Sainte-Croix, a accueilli avec satisfaction le projet de loi 55. « Le moyen de défense numéro un des organisations religieuses n’existe plus, c’est tout ! Et c’est beaucoup ! » a-t-il soutenu.
Selon lui, les poursuites civiles de personnes victimes de violences sexuelles décupleront quand la « barrière importante de la prescription » tombera. « Grosso modo, on a au bureau à peu près 800-900 victimes. Avec d’autres bureaux, on est rendu à peu près à 1200 victimes », a-t-il mentionné, avant d’énumérer les dossiers entre ses mains : Sainte-Croix 2, Des Oblats, diocèse de Montréal… « On parle de plusieurs centaines de victimes. »
Le projet de loi 55 prévoit qu’une action qui a été rejetée dans le passé au seul motif que la prescription était acquise puisse être introduite de nouveau devant un tribunal, et ce, pendant une période de trois ans.
Me Arsenault proposera à la fondatrice de l’Association des victimes de prêtres, France Bédard, de revenir à la charge contre l’archevêché de Québec et la succession du prêtre qui l’aurait violée en 1966. En 2012, elle avait mordu la poussière devant les tribunaux puisque le délai de prescription — qui était passé de 3 à 30 ans pour les victimes d’agression sexuelle en 2013 — était acquis.
Une course contre la montre s’engagera dès l’adoption du projet de loi 55, a souligné l’avocat Marc Bellemare. « Les victimes [de membres du clergé] prennent de l’âge, c’est ça qui m’inquiète le plus. Le temps joue en faveur des pédophiles parce que, quand tu n’as pas de recours à exercer, les preuves vont s’étioler souvent. Le fait que la prescription soit abolie, ça ne te libère pas du fardeau de la preuve », a-t-il souligné.
L’ex-ministre de la Justice est néanmoins convaincu que des victimes « qui se terrent depuis x années dans leurs souffrances, dans leur détresse » sortiront de l’ombre.
Unanimité parlementaire
L’auteure du projet de loi 55 a reçu les applaudissements nourris des députés, toutes formations politiques confondues, présents en Chambre. Certains élus libéraux se sont spontanément levés, comme Gaétan Barrette, pour la féliciter. Les autres ont applaudi chaudement.
Pourtant, le Parti libéral du Québec se refusait d’abolir le délai de prescription pour les victimes d’agression sexuelle lorsqu’il tenait les commandes de l’État québécois de 2014 à 2018. Aujourd’hui, le PLQ y est favorable, a-t-on assuré au Devoir.
Les partis d’opposition se disent tous disposés à adopter le projet de loi 55 d’ici le vendredi 12 juin tout en consultant préalablement différents groupes en commission parlementaire.
Sonia LeBel a promis aux membres du Regroupement des organismes et personnes en faveur de l’abolition du délai de prescription que son équipe « va mettre tout en œuvre pour que ce soit fait le plus rapidement possible ».
« D’autres chats à fouetter »
L’Assemblée des évêques catholiques du Québec est favorable à « toutes les mesures [permettant de] faciliter l’accès à la justice aux victimes ». « Officiellement, il n’y a aucun évêque au Québec qui s’est opposé dans le passé aux changements de conditions des délais de prescription pour peu que ça apporte davantage de justice », a indiqué le secrétaire général du regroupement, Pierre Murray, dans un échange avec Le Devoir. Il réserve toutefois ses commentaires sur l’initiative gouvernementale jusqu’à ce qu’il ait effectué l’« analyse fine » du projet de loi 55. « On a d’autres chats à fouetter dans l’immédiat ; c’est-à-dire, on travaille beaucoup avec le gouvernement sur l’ouverture des lieux de culte. »
Une excuse, pas un aveu
Par ailleurs, la ministre Sonia LeBel propose de préciser dans le Code civil du Québec, au moyen du projet de loi 55, qu’« une excuse ne peut constituer un aveu ». Une excuse — toute manifestation expresse ou implicite de sympathie ou de regret — « ne peut être admise en preuve, avoir d’incidence sur la détermination de la faute ou de la responsabilité, interrompre la prescription ou annuler ou diminuer la garantie d’assurance à laquelle un assuré ou un tiers a droit », peut-on lire. « Ça met à l’abri des poursuites civiles, mais pas à l’abri des poursuites criminelles et pénales », a précisé Mme LeBel à la presse. « Ça peut permettre, à titre d’exemple, au premier ministre de présenter ses excuses pour une situation sans [que] le gouvernement [soit par la suite] susceptible d’être poursuivi. »