La loi 21 s’applique, tranche la Cour d'appel

Photo: Catherine Legault Archives Le Devoir

Les enseignantes voilées subissent bel et bien un préjudice depuis l’application de la Loi sur la laïcité de l’État. Toutefois, l’esprit même de la disposition de dérogation doit décourager les tribunaux de suspendre temporairement la loi, tranche la Cour d’appel dans une décision partagée, à deux contre un, et marquée par la dissidence de la juge en chef, Nicole Duval Hesler.

« Au stade de la présente procédure, la Cour doit tenir pour acquis que la loi sert un objectif d’intérêt général valable. À moins qu’il ne soit manifeste que la loi adoptée ne vise aucun objectif d’intérêt public, les tribunaux doivent le tenir pour acquis », note la juge Dominique Bélanger dans une décision rendue jeudi.

La Cour d’appel n’a donc pas été convaincue de l’urgence de suspendre certains articles de la loi, comme le demandaient le Conseil national des musulmans canadiens (CNMC), l’Association canadienne des libertés civiles et Ichrak Nourel Hak, une étudiante en enseignement qui porte le hidjab.

En attendant que le tribunal se penche sur la constitutionnalité de la loi, ces derniers avaient tenté en juillet dernier d’obtenir en Cour supérieure la suspension immédiate des articles de la loi qui interdisent aux employés du secteur public de porter des signes religieux au travail, mais aussi qui obligent les gens à donner ou à recevoir des services publics à visage découvert.

« Évidemment, nous sommes déçus de la décision, a réagi Mustafa Farooq, le directeur général du CNMC, en entretien au Devoir. Nous allons maintenant l’évaluer en détail avant de la commenter davantage. »

M. Farooq n’a pas voulu dire si son organisation comptait porter la cause en appel devant la Cour suprême.

La Loi sur la laïcité de l’État, adoptée en juin à l’Assemblée nationale, interdit aux employés de l’État en position d’autorité coercitive, dont les enseignants du réseau public, de porter des signes religieux dans l’exercice de leurs fonctions. Elle est protégée par la disposition de dérogation, ce qui la soustrait à certains articles des chartes canadienne et québécoise des droits et libertés.

La ministre de la Justice du Québec, Sonia LeBel, a réagi jeudi en indiquant que le gouvernement provincial est satisfait que la Loi sur la laïcité de l’État demeure en vigueur.

« Nous continuerons à défendre le bien-fondé et la constitutionnalité de cette loi, comme ceux de toutes les lois adoptées démocratiquement par l’Assemblée nationale », a-t-elle déclaré.

À Ottawa, le ministre de la Justice, David Lametti, a rappelé que le gouvernement fédéral continuerait à « surveiller de près les procès » concernant la loi 21.

« Rien n’a changé aujourd’hui dans notre position », a-t-il déclaré en mêlée de presse : « ce n’est pas à un gouvernement de dire à ses citoyens quoi porter ou ne pas porter ».

Décision partagée

 

Signe de la complexité du débat juridique qu’implique la loi 21, chaque juge a rendu séparément les motifs de sa décision.

« En l’espèce, ce que la [disposition de dérogation] impose aux tribunaux, c’est de laisser à leur sort, à cette étape du dossier, des femmes diplômées prêtes à travailler qui, pour l’unique raison qu’elles portent le voile, se sont vu refuser l’accès à un emploi », note la juge Bélanger dans sa décision.

Le juge Robert M. Mainville indique pour sa part que les arguments avancés par les demandeurs, qui cherchent à contourner les protections procurées par la disposition de dérogation en invoquant, par exemple, une inégalité fondée sur le genre, « ne s’imposent pas d’emblée et sont loin d’être évidents ».

Plongée dans la controverse à la suite de propos qu’elle a tenus lors de l’audience d’appel, la juge Nicole Duval Hesler est la seule des trois magistrats qui aurait suspendu temporairement certaines dispositions de la loi, le temps qu’un tribunal se penche sur le fond du dossier. Et ce, malgré la disposition de dérogation.

« Permettre à quelques personnes additionnelles d’enseigner en portant le hidjab ne pourrait, à mon humble avis, compromettre l’intérêt public », souligne-t-elle.

Pour en convaincre, la juge écrit que le législateur, « dans sa sagesse », a déjà prévu une clause de droits acquis permettant aux enseignantes déjà en poste et portant un signe religieux avant le 27 mars 2019 de continuer à le faire.

La divergence d’avis parmi les trois juges a étonné le professeur de droit Patrick Taillon, de l’Université Laval.

« J’ai été surpris que la décision ne soit pas unanime, soulève-t-il. Avec la crise dans laquelle est plongée la Cour d’appel […], j’avais tendance à penser que la cour allait faire preuve d’unité. »

De l’avis de son collègue Louis-Philippe Lampron, aussi de l’Université Laval, la décision de jeudi clarifie l’état du droit sur la possibilité de suspendre temporairement l’application d’une loi, le temps qu’on en conteste la validité constitutionnelle sur le fond : il s’agit bien d’une mesure exceptionnelle.

Les deux constitutionnalistes s’entendent pour dire que les juges majoritaires ont fait preuve de la retenue nécessaire à cette étape-ci du dossier. Une suspension de la loi aurait remis en question le principe même de la disposition de dérogation. « On aurait presque pu parler, je pense, de crise constitutionnelle », avance Louis-Philippe Lampron.

Fond de polémique

 

Rappelons que l’audition de cet appel avait plongé dans la controverse la juge Duval Hesler, à qui l’on a reproché d’avoir manqué à son devoir de réserve.

La juge a notamment laissé entendre que les sympathisants de la Loi sur la laïcité de l’État souffraient d’« allergies visuelles » face aux signes religieux, lors d’une audience le 26 novembre dernier.

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