Médias en crise: les régions prêtes à en faire plus, mais…

De plus en plus, les lecteurs se rendent compte qu’ils tenaient leurs journaux pour acquis, à tort.
Illustration: Clément de Gaulejac De plus en plus, les lecteurs se rendent compte qu’ils tenaient leurs journaux pour acquis, à tort.

La campagne « Mon journal j’y tiens ! », vous connaissez ? Non, ce n’est pas le nouveau slogan de Groupe Capitales Médias (GCM) ou de la fondation du Devoir. C’est le nom d’une campagne lancée en 2017 par une éditrice d’hebdos de la Montérégie, Marie-Andrée Prévost. « J’étais trop en avance », dit-elle aujourd’hui.

À l’époque, elle avait voulu dénoncer la décision du gouvernement libéral de lever l’obligation qu’avaient les villes de publier des avis publics dans les médias écrits locaux. Deux ans plus tard, Mme Prévost n’a rien perdu de son indignation. « Les gouvernements ont le pouvoir de retourner l’argent dans les communautés, le pouvoir de taxation, de ramener les avis publics, mais ils ne font rien », déplore-t-elle.

Propriétaire de Viva Médias, cette femme d’affaires a racheté en 2013 les journaux qu’avait fondés sa mère en 1986 dans les secteurs de Valleyfield, Beauharnois et Salaberry. L’an dernier, elle en a acheté deux autres. Oui, les investisseurs en région peuvent contribuer à la survie des médias, mais ils veulent se battre à armes égales, plaide-t-elle. « Avant de taxer les GAFA — parce que ça va prendre 50 ans —, je créerais des avantages vraiment importants pour les entreprises qui investissent leur marketing et leur publicité dans les médias d’ici, parce que c’est la seule industrie qui est vraiment circulaire. »

Les régions en pleine tempête

 

Avec la fermeture possible de tous les quotidiens francophones à l’extérieur de Montréal et de Québec, les régions se trouvent au coeur de la tempête actuelle. La commission parlementaire sur l’avenir des médias se rendra d’ailleurs en Abitibi et à Matane dans les prochaines semaines pour élargir la consultation, a-t-on appris ces derniers jours.

Cette semaine, la ministre de la Culture, Nathalie Roy, et sa collègue au Développement régional, Marie-Ève Proulx, ont également publié une lettre enjoignant aux régions d’en faire plus pour soutenir leurs médias. La crise, dit-elle, ouvre la porte à des « occasions d’affaires ».

Pour l’éditeur du Courrier de Saint-Hyacinthe, Benoît Chartier, la situation actuelle rappelle celle de 2014 : « Les quotidiens vivent un peu ce qu’on a vécu avec les hebdos quand Transcontinental a décidé de se départir de ses hebdos. Ils en ont trouvé, des acheteurs ! Chaque région a un sentiment d’appartenance. […] Ils ont fait 20 transactions différentes pour vendre leur centaine de journaux. Moi, j’en ai acheté deux. On peut refaire le même processus avec les mêmes quotidiens. »

Le Courrier de Saint-Hyacinthe est l’un des plus solides au Québec. Fondé en 1853, c’est le plus vieux journal francophone au Canada et l’un des rares à demeurer payants. Ne cherchez pas les enquêtes de ses journalistes sur le Web, il faut s’abonner pour en lire plus que trois lignes. Mais ça marche. « On est très impliqués dans le milieu, explique-t-il. Il y a des entrepreneurs en région qui ont de l’argent. Mais c’est sûr qu’on a un problème de revenus. »

Des proprios locaux ?

Des gens d’affaires en région pourraient-ils reprendre les quotidiens de GCM ? Certains ont commencé à lever la main. À Saguenay, Éric Larouche — un homme d’affaires des secteurs pétrolier et hôtelier — a manifesté de l’intérêt pour Le Quotidien et le Progrès Dimanche.

Du côté de Sherbrooke, la Chambre de commerce a lancé un vaste mouvement de soutien à La Tribune. « Je suis d’accord [avec la lettre des ministres]. Ce n’est pas juste à l’État d’agir », explique sa directrice, Louise Bourgault. En même temps, la Chambre presse le gouvernement de taxer les GAFA. « Ça, oui, ça fait longtemps qu’on en parle. »

La Chambre a aussi envoyé un sondage à ses membres pour savoir s’ils sont abonnés à La Tribune, s’ils seraient prêts à investir dans le journal, s’ils seraient prêts à ce que la Chambre le parraine, pour savoir aussi pourquoi ils ne lisent pas La Tribune, etc. « Il y a de petites choses qui peuvent changer », ajoute Mme Bourgault, en ajoutant qu’elle trouve parfois les textes de La Tribune un peu trop « sensationnalistes » et qu’on pourrait parler d’économie « plus positivement ».

Du Lac à la Gaspésie

C’est connu : plus les propriétaires des médias sont proches de leurs journalistes, plus leur indépendance est difficile à préserver. La journaliste Marie-Ève Martel a abondamment traité de ce sujet dans son livre Extinction de voix. Plaidoyer pour l’information régionale, paru l’an dernier. « Ça pose un risque, mais il peut y avoir des personnalités d’affaires qui décident d’investir dans un média et qui sont conscientes qu’elles ne peuvent pas demander quelque chose en échange en matière de contenu. » La journaliste de La Voix de l’Est juge, elle aussi, que les régions peuvent en effet en faire plus. « Les gens se rendent compte qu’ils tenaient leurs quotidiens pour acquis. [...] La solution va passer notamment par les milieux locaux. Ça peut être aussi simple que de se réabonner. »

Il y a par ailleurs des avantages à ce que les patrons soient plus près, avance Stéphanie Gagnon, du groupe jeannois Trium Médias. Avec sa partenaire d’affaires Isabelle Quirion, elle a racheté les journaux de Transcontinental où elle travaillait au Lac-Saint-Jean. « Ce n’était pas facile d’être en région et de recevoir des directives de la Place Ville-Marie pour faire notre gazette, dit-elle. On a misé sur une recette très, très locale. Si on ne parle pas de nos petites municipalités, personne ne va en parler. »

Le milieu pourrait-il en faire plus ? « Il en fait déjà beaucoup », répond la femme d’affaires. Malgré le changement apporté à la loi l’an dernier, plusieurs villes autour du lac Saint-Jean ont continué d’afficher leurs avis publics dans ses hebdos. Quant aux GAFA, ils lui nuisent moins qu’à d’autres, mais elle pense « que ça fait longtemps » qu’on aurait dû commencer à les taxer.

Pendant ce temps, en Gaspésie, Gilles Gagné se demande ce qu’il adviendra du Soleil. Dans l’est du Québec, il n’y a pas de quotidien, mais Le Soleil a trois collaborateurs dans le Bas-Saint-Laurent, en Gaspésie et sur la Côte-Nord. « Il y a 20 ans, 90-95 % de mes revenus provenaient du Soleil ; maintenant, ce n’est plus que 30-35 % », explique le journaliste.

Aujourd’hui, ce vétéran de l’information travaille aussi pour l’hebdo anglophone The Gaspé Spec et pour Graffici, un hebdomadaire indépendant qui vivote depuis des années. Ce journal créé en 2000 avait particulièrement souffert des coupes dans les centres locaux et de développement (CLD), qui l’avaient privé de revenus récurrents.

Malgré tout, « on est gâtés » en Gaspésie en ce qui a trait aux médias locaux, souligne M. Gagné en parlant notamment des trois hebdos locaux et des deux radios communautaires très dynamiques, avec des salles de nouvelles.

Cette semaine, quand la ministre fédérale Diane Lebouthillier est venue à Chandler annoncer un investissement de 45 millions dans le train gaspésien, ils étaient six journalistes pour poser des questions. Pas mal, pour une municipalité régionale de comté de 18 000 personnes. À son avis, le principal danger, si Le Soleil ferme, est que la Gaspésie se retrouve en vase clos. « Nos nouvelles vont rester ici, mais on n’aura plus de fenêtre sur le reste du Québec. »



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