Le débat sur l’islamophobie au Québec reprend de plus belle

Boufeldja Benabdallah, président du Centre culturel islamique de Québec, comprend d’autant moins la remarque de François Legault que le premier ministre était présent à la cérémonie de commémoration de l’attentat (ci-dessus) et qu’il avait alors fait preuve de compassion.
Photo: Renaud Philippe Le Devoir Boufeldja Benabdallah, président du Centre culturel islamique de Québec, comprend d’autant moins la remarque de François Legault que le premier ministre était présent à la cérémonie de commémoration de l’attentat (ci-dessus) et qu’il avait alors fait preuve de compassion.

Y a-t-il ou non des manifestations d’islamophobie au Québec ? Oui, a concédé le premier ministre Legault vendredi, au lendemain d’une déclaration controversée qui lui a valu de vives critiques — mais aussi le soutien inattendu d’une élue municipale. Mais de là à reconnaître qu’il y a un « courant islamophobe » dans la province, il y a un pas que François Legault refuse de faire.

Jeudi, le chef caquiste était catégorique : « Je ne pense pas qu’il y a de l’islamophobie au Québec. » Il mettait ainsi un terme à la discussion sur la création possible d’une journée contre l’islamophobie… tout en allumant un autre débat sur l’existence, ou non, de l’islamophobie.

Vendredi, le cabinet du premier ministre a précisé que « M. Legault voulait dire qu’il n’y a pas de courant islamophobe au Québec. Il existe de l’islamophobie, de la xénophobie, du racisme, de la haine, mais pas de courant islamophobe. Le Québec n’est pas islamophobe ou raciste ».

Cette décision de ne pas faire du 29 janvier (date anniversaire de la tuerie à la mosquée de Québec) une journée dédiée à la lutte contre l’islamophobie a été saluée vendredi par la mairesse suppléante de Gatineau, Nathalie Lemieux.

Dans une entrevue au quotidien Le Droit, Mme Lemieux a soutenu que « ce mot n’existe même pas. Justin Trudeau pense que l’islamophobie existe, mais c’est lui qui invente ce problème. Il tente de provoquer des problèmes où il n’y en a pas. Les Québécois ne sont pas aussi racistes que certains voudraient le faire croire. Quand un peuple veut s’intégrer, il s’intègre. [Mais] ce peuple ne s’intègre pas ».

Mme Lemieux a aussi ajouté que « ces gens-là font beaucoup de choses mal, avec leurs camions et toutes ces choses-là, et c’est normal d’en avoir peur ».

Ses propos ont été immédiatement dénoncés par le maire de la municipalité, Maxime Pedneaud-Jobin. « Je me dissocie complètement et je dénonce les propos tenus par la conseillère Nathalie Lemieux à l’égard de la communauté musulmane. Je lui ai immédiatement demandé de se rétracter et de s’excuser », a indiqué M. Pedneaud-Jobin sur Twitter. Le député libéral André Fortin, élu dans la région, a pour sa part écrit que la mairesse suppléante « représente bien mal notre Gatineau, notre Outaouais, notre Québec ».

Une trahison

 

Même avec la précision de vendredi, les propos de François Legault ont pour leur part été perçus comme une « trahison » par Boufeldja Benabdallah, le président du Centre culturel islamique de Québec. Un « coup de massue », même.

Dans une lettre envoyée aux médias, il a écrit vendredi que la sortie du premier ministre était une « insulte à notre intelligence, nous qui luttons sans cesse pour abolir l’attitude de certains contre les citoyens musulmans afin que notre société soit la meilleure et la plus juste qui soit ».

« Avec tout le respect que j’ai pour vous, indique M. Benabdallah à l’intention du premier ministre, je me permets de vous dire que vous n’avez pas mesuré la gravité de cette phrase, 48 heures à peine après la deuxième édition de la commémoration de la tuerie de la grande mosquée. »

«Je me suis senti trahi, Monsieur le Premier Ministre»: lisez la lettre de Boufeldja Benabdallah adressée au premier ministre François Legault.

En entretien avec Le Devoir, M. Benabdallah a « salué le fait que M. Legault se soit rectifié ». Mais sur le fond, ses critiques demeurent.

« Je me suis senti trahi parce que, le 29 janvier, M. Legault a eu la grande amabilité de venir aux commémorations, il était compatissant et a eu des mots extraordinaires. Mais quand il dit qu’il n’y a pas de courant islamophobe tout en reconnaissant qu’il y a des gestes graves d’islamophobie, je lui demande : d’où viennent ces gestes ? Ils viennent de l’islamophobie. »

M. Benabdallah fait valoir que reconnaître l’existence de l’islamophobie au Québec ne revient pas à dire que le Québec est islamophobe. Il dit craindre que les propos de M. Legault « ne redonnent vie à l’amalgame que les islamophobes adorent, soit que nous traitons tous les Québécois d’islamophobes ».

Le « courant est soutenu par une minorité », estime le président du Centre islamique. « Mais il existe et il faut en prendre conscience, ne pas cacher une évidence. Il y a eu six morts et des blessés ici. Il y a eu plusieurs gestes haineux [pamphlets, croix gammées sur les murs de la mosquée, tête de porc tranchée, etc.]. Doit-on nier tout cela pour dire qu’il n’y a pas d’islamophobie au Québec ? »

M. Benabdallah précise sinon qu’il n’a pas « d’objection au refus de la proposition d’une journée contre l’islamophobie ». « Je ne me sens ni frustré ni trop malheureux, quoique déçu. »

Barrette nuance

 

Plus tôt dans la journée, le député libéral Gaétan Barrette avait lui aussi fait valoir que « l’islamophobie existe [au Québec] comme partout ailleurs ». « Je ne dis pas que c’est systémique, je ne dis pas que la société est islamophobe. Je dis qu’il y a des gens, sans aucun doute, qui le sont. De faire une affirmation aussi catégorique que celle de François Legault, ça m’apparaît être une assez courte vue d’esprit », a-t-il indiqué.

Son chef, Pierre Arcand, a bien accueilli la précision faite par M. Legault vendredi. « Il reconnaît qu’il s’est trompé […], c’est pas mal une excuse. Il a corrigé le tir et moi, je suis satisfait. »

Le Conseil national des musulmans canadiens (CNMC) avait quant à lui dénoncé des commentaires jugés offensants et inexacts.

Selon Statistique Canada, le nombre de crimes motivés par la haine déclarés à la police a fortement augmenté en 2017 au pays. Les incidents ciblant les Noirs, les juifs et les musulmans ont été à l’origine de la majeure partie de cette hausse.

Un internaute accusé d’incitation à la haine

Un résident de Lanaudière, Pierre Dion, a plaidé non coupable, vendredi après-midi, à deux accusations d’incitation à la haine, relativement à une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, dans laquelle il fait l’apologie de l’auteur de l’attentat de la grande mosquée de Québec.

Après sa comparution au palais de justice de Laval, l’homme de 49 ans a été remis en liberté. Il a dû payer une caution de 500 $ et devra respecter plusieurs conditions.

Pierre Dion a été arrêté jeudi soir à son domicile de Terrebonne par des agents de l’escouade des crimes majeurs de la Sûreté du Québec.

Dans une vidéo publiée en ligne le 29 janvier, soit le jour du deuxième anniversaire de la tuerie du Centre culturel islamique de Québec, on entend l’accusé faire l’apologie d’Alexandre Bissonnette, l’auteur avoué de l’attentat qui a fait six morts. Le message qualifie la condamnation d’injuste.

Alexandre Bissonnette a plaidé coupable à six chefs de meurtre au premier degré et à six chefs de tentative de meurtre en mars dernier. Il connaîtra sa sentence le 8 février prochain.

Quant à Pierre Dion, il sera de retour en cour le 12 avril.

Une autre accusation

« On a remis monsieur en liberté avec des conditions sévères. En fait, on veut éviter que monsieur republie sur les médias sociaux […] », a déclaré la procureure de la Couronne, Karine Lagacé-Paquette.

Pierre Dion n’en est pas à ses premières controverses du genre sur les réseaux sociaux. Il fait déjà face à une autre accusation d’incitation à commettre des actes criminels relativement à une publication transmise sur Facebook il y a quelques mois.

En commentant la nouvelle arrestation de Pierre Dion, le sergent Daniel Thibodeau, de la Sûreté du Québec, a rappelé qu’émettre tout propos menaçant ou inciter à la haine, que ce soit en personne ou sur Internet, peut mener au dépôt d’accusations criminelles.


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