Quand l’histoire s’invite dans les débats sur les signes religieux

Une photographie non datée d’une religieuse et de sa classe dans une école primaire du Québec.
Photo: Province de Québec Une photographie non datée d’une religieuse et de sa classe dans une école primaire du Québec.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

Au cours des dernières années, plusieurs polémiques liées à l’immigration et aux signes religieux ostentatoires ont fait irruption dans l’espace public québécois : crise des accommodements raisonnables, charte des valeurs, accueil de réfugiés et, plus récemment, lors de la dernière campagne électorale, la proposition d’un « test des valeurs » qui serait soumis aux immigrants. Au lendemain de son élection, le gouvernement de François Legault a fait resurgir l’idée d’interdire certains signes religieux dans la fonction publique, avec un projet de loi qui serait déposé au printemps 2019.

Lors de ces débats, des personnalités politiques, des chroniqueurs, des citoyens et des groupes identitaires ont formulé des discours mobilisant l’histoire du Québec pour réclamer un encadrement plus strict des accommodements raisonnables et des signes religieux. L’analyse d’articles de journaux, de chroniques, de lettres ouvertes et de manifestes, que j’ai réalisée pour la période 2007-2018, révèle le recours à un récit dominant : celui de l’avènement d’une nation moderne, laïque et égalitaire, située dans l’héritage de la Révolution tranquille.

Plusieurs sociologues et politologues, dont Caroline Jacquet, ont également observé la mobilisation de ce récit durant les dernières années. Cette stratégie rhétorique soulève plusieurs questions quant à l’usage — ou l’instrumentalisation — de l’histoire comme « argument d’autorité » dans le cadre de débats de société actuels.

Modernité, laïcité, égalité

 

Le récit dominant dans ces discours met en scène une histoire du Québec qui se traduit par une longue marche, suivant un progrès linéaire, vers la modernité. La Révolution tranquille et la décléricalisation des institutions publiques sont perçues comme des moments décisifs de cette transition vers la modernité, marquant une rupture avec la Grande Noirceur.

Photo: Nathalie St-Pierre Camille Robert

Pour plusieurs, ce processus resterait à achever en instaurant ce qu’ils qualifient de « véritable » laïcité de l’État, notamment par l’interdiction du port de signes religieux pour les employés du gouvernement. Ce projet serait en continuité avec la modernisation amorcée durant la Révolution tranquille, ou même plus tôt par certains mouvements de résistance, comme celui qui a mené à la publication du manifeste Refus global.

Pour ces intervenants, la laïcité se trouve inscrite dans cette même vision de progrès linéaire. La Déclaration des intellectuels pour la laïcité, publiée en 2010 et cosignée par plusieurs personnalités, dont Bernard Landry et Guy Rocher, en offre un bon exemple. Une partie importante du texte est consacrée à démontrer la place de la laïcité dans l’histoire québécoise, abordant tour à tour la séparation de l’Église et de l’État défendue par les patriotes, le droit de vote des femmes, la Révolution tranquille et la déconfessionnalisation des structures scolaires.

Par cette historicisation, les signataires souhaitent démontrer que l’idée de laïcité au Québec remonterait aux XVIIIe et XIXe siècles et que les débats actuels ne seraient donc pas « une réaction défensive face aux minorités issues de l’immigration récente ».

Dans le récit mis en avant, l’égalité pour les femmes et les minorités sexuelles dépendrait du passage vers la modernité et de la mise en place d’un État laïque. De nombreux discours laissent entendre que cette égalité aurait déjà été acquise grâce à la Révolution tranquille et qu’elle serait même inscrite dans les « valeurs fondamentales » de la société québécoise. Une menace venant surtout de l’« extérieur » rendrait toutefois cet acquis précaire : certains accommodements ou signes religieux représenteraient, par leur présence même, un recul pour l’égalité entre les genres. Dans cette logique, l’intervention laïque de l’État viserait alors à protéger et à garantir les droits des femmes, et s’inscrirait même en continuité avec les luttes féministes menées dans les années 1960 et 1970.

Histoire ou stratégie rhétorique ?

Ce récit a moins à voir avec l’histoire du Québec qu’avec une stratégie rhétorique visant à refuser les accommodements et la présence de signes religieux — essentiellement ceux associés aux religions musulmane, juive ou sikhe — au nom d’un passé qui serait à préserver.

L’idée que l’histoire du Québec consisterait en un long parcours vers la modernité, avec une séparation marquée entre la Grande Noirceur — qui sert de repoussoir — et la Révolution tranquille, ne fait pas l’unanimité parmi les historiens. Plusieurs travaux ont contesté cette rupture en montrant les éléments progressistes de la société québécoise, et même du clergé, avant 1960.

De plus, l’idée d’une Révolution tranquille qui nous aurait légué comme valeurs les droits égaux pour les femmes et pour les minorités sexuelles semble invraisemblable pour quiconque s’intéresse aux discours et aux mobilisations des mouvements sociaux de cette époque. Le mouvement de libération des femmes, qui a émergé au tournant des années 1970, visait notamment à lutter contre la subordination juridique, économique, politique, sexuelle et conjugale des femmes, encore bien tangible malgré les réformes de la Révolution tranquille.

Il semble risqué de dégager un fil conducteur à partir des débats entourant la laïcité dans l’histoire du Québec. Plusieurs intervenants ignorent les différentes concrétisations sociohistoriques de la laïcité et lui attribuent plutôt une portée transhistorique. La séparation entre l’Église et l’État défendue par les patriotes peut-elle vraiment être mise en relation avec le mouvement de sécularisation des années 1960, puis avec les récents débats sur les accommodements raisonnables, étant donné que les principes défendus, notamment la décléricalisation, la déconfessionnalisation ou la sécularisation, n’étaient pas les mêmes et s’inscrivaient dans un contexte fort différent ?

Plusieurs spécialistes ayant examiné le recours au concept de laïcité au Québec, dont la sociologue Micheline Milot, révèlent que ce dernier a été peu utilisé jusque dans les années 1990. C’est surtout au début des années 2000 qu’il a émergé dans les débats portant sur les religions minoritaires, notamment dans le contexte post-11-Septembre et à l’occasion de la crise des accommodements raisonnables. La mobilisation de la laïcité renvoie donc moins à un récit traversant l’histoire québécoise qu’à une réponse défensive au « problème » du pluralisme religieux.

Reculs importants

 

En ce qui concerne l’égalité entre les genres, les travaux de plusieurs historiens ont dévoilé qu’elle n’était pas nécessairement liée à la modernité et à la laïcité. Ainsi, il est possible de constater des reculs importants dans la condition des femmes à de nombreux moments associés à la modernisation ou à la laïcisation.

À titre d’exemple, l’historien Allan Greer observe une « masculinisation » de la citoyenneté et de la politique lors des rébellions de 1837-1838, alors que les femmes ont été reléguées à l’espace domestique. Trois ans plus tôt, les femmes propriétaires avaient perdu leur droit de suffrage à l’initiative des députés patriotes, qui défendaient pourtant des valeurs de républicanisme et de laïcité.

La mobilisation de la laïcité renvoie donc moins à un récit traversant l’histoire québécoise qu’à une réponse défensive au "problème" du pluralisme religieux

 

Plus d’un siècle plus tard, au moment de la décléricalisation des établissements scolaires et hospitaliers dans la foulée de la Révolution tranquille, les sociologues Danielle Juteau et Nicole Laurin ont souligné que ce sont surtout les hommes qui ont profité des nouveaux postes de pouvoir dans le secteur public, au détriment des femmes et particulièrement des religieuses.

Selon l’historienne Joan Scott, la laïcité et la modernité auraient introduit « un nouvel ordre de subordination des femmes » en instituant la séparation entre les sphères privée et publique, séparation qui se serait vue renforcée par un discours soi-disant rationnel et scientifique. Elle montre que la laïcité n’a, en fait, jamais été instituée pour garantir l’égalité hommes-femmes dans la modernité occidentale. Dans le contexte français, ce n’est qu’au XXIe siècle que l’égalité est devenue une préoccupation importante aux yeux des politiciens, et ce, toujours face à l’islam.

S’éloigner du récit

Les notions de modernité, de laïcité et d’égalité doivent donc être interrogées en fonction de leurs significations, selon le contexte et les gens qui les portent, pour révéler les rapports sociaux qui les sous-tendent.

Comme le souligne la sociologue Leila Benhadjoudja, le récit d’une longue marche vers un État moderne, laïque et égalitaire, qu’elle qualifie de « sécularonationaliste », alimente un antagonisme entre la conception d’un « Nous » québécois laïque, féministe et pro-LGBTQI et d’un « Eux » musulman homophobe et sexiste. Il semble alors important de déconstruire les oppositions binaires entre laïcité et fondamentalisme religieux, entre libération des femmes par la laïcité et oppression des femmes par les pratiques religieuses. Celles-ci minent les débats et empêchent de comprendre comment, dans plusieurs circonstances, les pratiques religieuses peuvent être émancipatrices pour certaines femmes et que, dans d’autres, la laïcité peut constituer une perte de leur pouvoir.

Bien qu’il soit nécessaire de tenir des débats sur la place que nous souhaitons accorder aux accommodements et aux signes religieux — et conséquemment aux individus et aux groupes concernés —, le passé ne devrait pas s’imposer dans ces discussions comme argument d’autorité, avec des symboles et des valeurs transhistoriques à préserver. L’histoire ne constitue pas un ensemble de leçons qui nous permettrait de trancher, aujourd’hui, lors de controverses.

Si l’histoire peut nous être utile, c’est moins comme une série de récits figés à mettre à la disposition d’un public qu’en tant que pratiques et approches critiques face au passé, tout en offrant — autant que possible — des outils pour l’interpréter. Avec l’arrivée prochaine d’un autre projet de loi sur les signes religieux, il semble plus important de réfléchir en tournant, cette fois, notre regard vers l’avenir.

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