Géants du Web: un remède bien peu efficace

Tant le budget fédéral de février que celui du Québec présenté mardi contiennent des mesures qui viennent en aide à des secteurs durement touchés par la force de frappe des géants du Web. Des solutions de court terme qui devront être suivies d’actions plus contraignantes, disent des experts.
Faisons ce constat : à l’heure actuelle, les géants du Web tirent d’importants revenus au Canada, ne paient pas d’impôt, ne contribuent pas au système de redevances… et leur puissance force les gouvernements à investir des fonds publics pour atténuer l’effet déstructurant de leur présence.
Ainsi, le budget Leitão présenté mardi contient, entre autres mesures, une enveloppe de 64,7 millions pour aider les médias écrits à traverser la crise qui les affecte. Cela parce que « les journaux ont perdu 65 % de leurs revenus publicitaires annuels, [des] revenus engrangés par des géants américains du Web comme Facebook et Google », constate le Plan économique du Québec.
Ou encore cette mesure de 250 millions pour dédommager les « propriétaires de taxis pour la perte de valeur » de leur permis, en chute marquée depuis l’arrivée dans le portrait routier québécois d’Uber — autre joueur important de la Silicon Valley. En trois ans, la valeur moyenne de revente des permis à Montréal a chuté de 23 %, pour s’établir à 151 000 $. À Québec, la baisse est de plus de 40 %, avec une valeur moyenne actuelle de revente à 107 000 $.
Au fédéral, le budget Morneau contenait un investissement de 172 millions sur cinq ans pour maintenir la valeur actuelle du Fonds des médias du Canada (FMC), qui finance des productions locales. La somme est injectée pour compenser la contribution décroissante des câblodistributeurs — ou, autrement dit, pour atténuer l’effet de la migration des habitudes d’écoute vers le Web et les plateformes de diffusion comme Netflix (un phénomène qui s’accentue, rappelait d’ailleurs vendredi un nouveau rapport de l’Observateur des technologies médias).
Faire un pas de plus
Des mesures nécessaires, disent quatre experts à qui Le Devoir a parlé du sujet vendredi. Mais aussi des mesures révélatrices des problèmes que posent ces géants numériques, qui « offrent du contenu aux Canadiens en marge du système réglementé que l’on connaît », comme le soulignait la ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, dans un discours prononcé en septembre dernier.
« Ce type de mesures revient au final pour l’État à subventionner les GAFA [acronyme qui désigne notamment Google, Apple, Facebook et Amazon] », dit Pierre Trudel, professeur au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal et chroniqueur invité au Devoir.
« Dans chacun de ces cas de figure, nous avons des entreprises qui viennent jouer sur un terrain pourtant déjà balisé sans respecter les règles du jeu : pas de permis pour Uber, pas de contribution aux productions canadiennes pour Netflix ou pour les plateformes qui pompent les revenus des médias… »
M. Trudel remarque que, « plutôt que d’imposer des règles équitables à tous les joueurs, les gouvernements laissent faire et financent avec les fonds publics les dégâts que cela engendre chez ceux qui jouaient selon les règles ».

Pour la fiscaliste Marwah Rizqy, on vient ainsi « mettre des pansements sur une plaie béante. Je comprends qu’à court terme, ça prend de l’aide maintenant. Mais à court et à moyen terme, c’est aussi immédiatement qu’on doit modifier les règles pour que les géants du Web soient assujettis aux mêmes règles fiscales et réglementaires » que les joueurs canadiens, répète la professeure de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke.
Mme Rizqy a déjà calculé que le Canada s’est privé de près de 700 millions l’an dernier en ne percevant pas les taxes de vente sur les publicités achetées sur Facebook et Google. « Le gouvernement est conscient de ça, mais il n’a pas légiféré pour s’assurer d’avoir un pouvoir fiscal sur ces entreprises », dit-elle.
« Puisqu’elles n’ont jamais été assujetties à l’impôt nulle part, ces entreprises ont pu en profiter pour engranger les profits, les faire fructifier et devenir des géants du Web : résultat, on a maintenant devant nous des supranationales », remarque-t-elle.
Professeur à l’École nationale d’administration publique (ENAP), Pier-André Bouchard St-Amant estime lui aussi « parfaitement légitime que l’État donne une forme de soutien » à des industries dont le modèle d’affaires est ébranlé. Si on n’agit pas, dit-il, « on perd quelque chose qui n’est pas compensé ».
« Si on prend l’exemple médiatique, on est dans une situation où le producteur de contenu n’est pas rémunéré, mais où le diffuseur l’est. Un journal produit un article, mais c’est Facebook qui obtient les revenus publicitaires. C’est un problème, et c’est la même chose en culture. »
En retard
L’État a certainement un « rôle d’agent protecteur à jouer », note pour sa part Jonathan Roberge, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les nouveaux environnements numériques et professeur à l’INRS (Institut national de la recherche scientifique). « C’est aussi classique que l’État soit en retard par rapport aux technologies, où les compagnies avancent très rapidement. Mais là, les législateurs sont en retard et pris dans une forme de panique… »
Jonathan Roberge s’étonne que l’État n’applique pas un « certain principe de précaution » devant les différentes nouvelles technologies. Le délai de réaction est très long, note-t-il. « C’était couru que le régime de copie privée [un système de redevances basé sur les ventes de CD vierges] allait se planter » avec la montée en popularité de l’écoute en ligne, illustre M. Roberge.
« Uber, on aurait pu comprendre vite que ça allait mettre à mal la valeur des permis de taxi. Dans plusieurs cas, une bonne recherche aurait pu montrer ça. Mais on a laissé faire, l’État n’a pas voulu réagir. On a fait le contraire d’appliquer un principe de précaution, comme si l’État était nonchalant et qu’il encourageait inconsciemment ces bouleversements. »
Marwah Rizqy illustre cette lenteur à réagir en rappelant que « cette supposée nouvelle économie existe depuis plus de 20 ans maintenant ». Netflix a été fondée en 1997, eBay en 1995, et iTunes Store est en ligne depuis 2003, entre autres.
Et maintenant ?
Mais bon : le défi est là aujourd’hui, très évident dans plusieurs secteurs d’activités. Et si Pierre Trudel se dit d’accord avec l’idée que l’État assure « au minimum une transition », il doute de la prise de conscience réelle des gouvernements.
« Je ne suis pas convaincu. On est encore dans une logique de pompier : on essaie d’éteindre les feux. Une bonne politique numérique dirait : “Voici les objectifs publics qu’on a. Vous, les nouveaux joueurs, vous voulez jouer sur notre territoire ? Vous devez contribuer à la redéfinition des manières par lesquelles on va respecter nos objectifs.” »
C’est un peu ce que Mélanie Joly disait en entrevue au Devoir il y a deux semaines : « Le problème fondamental est que les GAFA ne reconnaissent pas leurs responsabilités. Ils ne reconnaissent pas l’ampleur de leur pouvoir, due à leur taille, à leur portée et à leur impact dans les secteurs comme le journalisme et la culture. Il y a un changement fondamental de culture que les GAFA doivent faire, parce que c’est [présentement] très préoccupant. »
En attendant, cela coûte cher… tant à l’État qu’aux industries qui essuient des pertes de revenus importantes.