La Grande Guerre dans les rues de Québec

En 1914, la déclaration de guerre est décidée à Londres. Le premier ministre canadien Robert Borden n’a pas voix au chapitre, sinon pour organiser l’effort de guerre en sol canadien.
Photo: Bibliothèque et Archives Canada En 1914, la déclaration de guerre est décidée à Londres. Le premier ministre canadien Robert Borden n’a pas voix au chapitre, sinon pour organiser l’effort de guerre en sol canadien.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

Jeudi, 28 mars 1918. À la veille de Pâques, trois policiers fédéraux chargés de débusquer les réfractaires à la conscription militaire — des « spotters » — interpellent Joseph Mercier et deux autres jeunes hommes à la salle de quilles de la rue Notre-Dame-des-Anges, dans le quartier Saint-Roch de Québec. Rapidement, une foule de 3000 personnes se rassemble autour du poste de police. Mercier est libéré prestement, un des deux autres jeunes s’enfuit et les manifestants s’en prennent au poste de police et à l’un des « spotters », un certain Bélanger. Les incidents du Jeudi saint sont l’événement déclencheur de cinq jours de désordres.

L’émeute de 1918 est au croisement de deux contextes singuliers : celui de la Grande Guerre et celui des tensions sociales et nationales. Avant le traité de Westminster de 1931, le Canada n’est pas un État souverain, mais un dominion au sein de l’Empire britannique. Il n’a pas de politique extérieure ni de politique de défense autonome.

Lorsque le gouvernement de Wilfrid Laurier décide de doter le Canada d’une marine de guerre en 1911, la polémique entre les partisans de l’Empire et les nationalistes canadiens éclate, ce qui entraîne la chute des libéraux et l’avènement au pouvoir des conservateurs de Robert Borden.

En 1914, la déclaration de guerre est décidée à Londres. Borden n’a pas voix au chapitre, sinon pour organiser l’effort de guerre en sol canadien. Les soldats enrôlés sont intégrés au corps expéditionnaire canadien qui relève des forces militaires britanniques, à l’instar des autres soldats australiens, néo-zélandais, sud-africains ou indiens. Le gouvernement Borden adopte la Loi sur les mesures de guerre. C’est toutefois à la suite du décret du 10 juin 1915, promulgué à la demande insistante des autorités militaires et navales, que la censure de la presse en tant que telle est instituée. La censure de guerre appliquée aux médias de masse permet de contrôler l’information pour galvaniser le front interne durant l’effort de guerre.

Effervescence

 

Les tensions sociales et nationales connaissent une période d’effervescence. Au moment de la guerre, l’Ontario et le Québec sont devenus des sociétés urbaines où plus de la moitié de la population vit en ville et dépend du salaire provenant des activités de commerce et du travail industriel. Le conflit impose aux citadins des conditions difficiles : le commerce est au ralenti, le rationnement est de rigueur, l’industrie de guerre qui roule à plein régime ne permet pas de répit. Les jeunes hommes et femmes travaillent intensivement, d’autant plus que, faute d’allocations de l’État, leurs revenus sont essentiels à la survie de leurs familles.

Sur le plan national, la polémique du Règlement 17 déchire le pays. Depuis 1912, le gouvernement conservateur ontarien de James Whitney limite l’usage du français comme langue d’enseignement et de communication dans les écoles bilingues des réseaux publics et séparés de l’Ontario. Vexatoire, la mesure brime les droits des Canadiens français de cette province. Ces derniers contestent vivement et de nombreux gestes de désobéissance civile sont posés au moment de la guerre. La cause franco-ontarienne recueille des appuis au Canada français.

Au nom de la religion, de la liberté, de la fidélité au drapeau britannique, on adjure les Canadiens français d’aller combattre les Prussiens d’Europe. Laisserons-nous les Prussiens de l’Ontario imposer en maîtres leur domination en plein coeur de la Confédération canadienne, à l’abri du drapeau et des institutions britanniques ?

 

Plus la guerre se prolonge, plus les pressions impériales se font intenses sur le gouvernement Borden. L’enrôlement volontaire ralentit en 1916. La colère, elle, gronde partout dans l’Empire britannique : la guerre d’indépendance en Irlande éclate avec l’insurrection de Pâques, les Australiens refusent à deux reprises le service obligatoire. Après la boucherie de la bataille de la Somme, David Lloyd George, premier ministre britannique depuis décembre 1916, demande 500 000 nouveaux soldats pour le front. À son retour d’Europe, Borden cède et se résout à imposer la conscription.

Des élections sont nécessaires : elles ont lieu le 17 décembre 1917. Dans une campagne féroce et acrimonieuse, les conservateurs de Borden, qui se sont entendus avec plusieurs libéraux pour former un gouvernement d’union, s’opposent aux anti-conscriptionnistes menés par Wilfrid Laurier. Ce dernier mord la poussière avec 82 députés contre 153 pour les « unionistes ». La défaite de Laurier est celle du Canada français : 62 circonscriptions à majorité canadienne-française élisent des députés libéraux au Québec, contre seulement trois à majorité anglo-canadienne pour les unionistes.

La césure entre les deux solitudes est profonde. Les séquelles de la campagne électorale sont vives. À Québec le 21 décembre, le député libéral Joseph-Napoléon Francoeur dépose une motion incitant le Québec à se retirer du pacte confédératif « si les autres provinces la croyaient un obstacle au développement du pays ». Profitant de l’initiative sans appuyer la motion qui meurt au feuilleton, le premier ministre québécois Lomer Gouin exprime son mécontentement envers l’imposition de la Loi du service militaire, qui établit la conscription.

Tout au long de l’hiver 1918, les « spotters » traquent les réfractaires dans un climat social et national survolté. Pendant la semaine sainte de 1918, les tensions atteignent leur paroxysme. Une étincelle, celle de l’arrestation de Joseph Mercier, provoque l’embrasement.

L’embrasement

Une émeute est violente, mais elle n’est pas irrationnelle. Les émeutiers s’en prennent toujours à des symboles précis qui représentent à leurs yeux une oppression intolérable. Les émeutiers de Québec obéissent à cette règle. L’escalade des événements en témoigne : le 28 mars, les émeutiers envahissent le poste de police no 3 dans la basse-ville ; le 29 mars, ils saccagent les bureaux de l’Auditorium de la place Montcalm où sont les bureaux du registraire du service militaire ; la même journée, ils cassent les fenêtres de deux journaux pro-conscriptionnistes, The Quebec Chronicle et L’Événement ; le 30 mars, ils visent le Manège militaire sur la Grande-Allée.

Réduire une émeute obéit aussi à des règles. D’abord, il importe d’établir une médiation avec des figures d’autorité respectées par les émeutiers. Le maire populiste de Québec Henri-Edgar Lavigueur et le député nationaliste Armand La Vergne tentent de calmer la foule les 29 et le 31 mars. Puis, il y a un coup de semonce pour le rappel à l’ordre : le cardinal Louis-Nazaire Bégin fait lire au cours de la messe de Pâques une lettre pastorale qui ordonne aux fidèles de respecter la loi.

Ensuite, il y a la répression qui vise le contrôle manu militari de l’espace public. Menées par le major-général François-Louis Lessard, la cavalerie et l’infanterie en provenance de l’Ontario et du Manitoba quadrille les rues de la basse-ville le soir du lundi 1er avril. Un peloton se tient à l’embranchement des rues Saint-Joseph, Bagot et Saint-Vallier et, après une brève sommation, tire sur la foule. Atteints par des balles explosives, Édouard Tremblay, George Demeule, Honoré Bergeron et Alexandre Bussière tombent. Enfin, le maintien de l’ordre s’applique avec toute sa sévérité. Le 4 avril, le gouvernement Borden applique la loi martiale à Québec et suspend l’habeas corpus. Quelque 6000 militaires sont déployés à Québec jusqu’en mars 1919.

La mémoire de l’émeute

Un tel événement laisse des traces dans les mémoires. D’abord, les contemporains cherchent à établir les faits et à comprendre leur logique, pour départager les responsabilités. En déposant son rapport d’enquête en mai 1918, le coroner estime les bris à près de 27 000 $. De plus, le gouvernement du Dominion devrait également dédommager les familles des victimes : cette dernière recommandation est restée lettre morte.

Ensuite, d’autres contemporains dégagent des interprétations simplificatrices. Sur le plan politique, dans des discours parfois accusateurs ou moralisateurs, les députés de la Chambre des communes et de l’Assemblée législative n’ont cessé de chercher un bouc émissaire. Quant aux journaux, dont le contenu est soumis à la censure de guerre, ils présentent l’événement comme l’expression d’un antagonisme entre deux communautés ethnolinguistiques qui réagissent différemment au devoir citoyen en temps de guerre.

Avec les années et la disparition des témoins directs, le souvenir de l’émeute se module au gré de l’époque. Au cours des années 1970, sous l’influence d’un nationalisme québécois revendicateur, les écrits relèvent surtout l’affrontement entre les citoyens appartenant à deux nations. À la fin du XXe siècle, la commémoration insiste plutôt sur un groupe, les ouvriers de la basse-ville qui furent les victimes de la répression, ainsi que sur un seul espace-temps.

Le monument Québec, printemps 1918 souligne le lieu de la tuerie du 1er avril, sans s’intéresser aux cinq journées de bouleversement et de violence qui ont eu cours dans les différents quartiers de la capitale. Dans une ville aussi complexe que Québec, où l’histoire et la géographie sont particulièrement riches, la commémoration de l’émeute de la conscription montre bien le rôle de l’oubli dans le rétablissement de l’ordre public et de la paix civile.

 

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