Inciter ou exiger

Les formations politiques sont divisées, 40 ans après l’adoption de la loi 101, sur les mesures à déployer afin que le français demeure la « langue commune de tous les Québécois ». Le recul du français commande des mesures à la fois incitatives et coercitives : voilà ce sur quoi s’entendent tous les partis politiques à l’Assemblée nationale, à l’exception du Parti libéral du Québec.
Le ministre responsable de la Protection et de la Promotion de la langue française, Luc Fortin, écarte pour le moment l’idée de renforcer l’arsenal légal et réglementaire destiné à protéger le français contre les assauts de l’anglais. Il mise sur la « valorisation » de la langue française. « On a atteint cet équilibre-là [entre les mesures incitatives et les mesures coercitives] », fait-il valoir dans un entretien avec Le Devoir.
L’élu ne s’émeut pas du fléchissement du français comme langue maternelle (-0,75 %)observé par Statistique Canada au Québec entre 2011 et 2016. « Ce n’est pas un scénario apocalyptique », déclare-t-il, tout en indiquant que ni la « langue maternelle » ni d’ailleurs la « langue d’usage à la maison » ne constituent des « indicateurs de la vitalité du français au Québec ». Qui plus est, l’Assemblée nationale « n’a pas à légiférer ou à réglementer la façon dont les gens s’expriment dans leur maison », insiste-t-il.

Le gouvernement libéral n’esquive pas pour autant sa « responsabilité » de favoriser l’utilisation de la langue française dans la « sphère publique », fait valoir M. Fortin, tout en rappelant que la somme d’argent allouée à cette fin atteindra un « sommet historique » cette année. Ces nouvelles ressources financières ont notamment permis de déployer la nouvelle Stratégie partenariale de promotion et de valorisation de la langue française 2016-2021 au sein des entreprises de moins de 50 employés, qui sont hors de portée de la Charte.
On est le seul gouvernement d’un État uniquement francophone en Amérique du Nord. On est conscients de cela.
Langue de l’administration, langue de l’enseignement, langue du travail, langue du commerce et des affaires et langue de l’affichage : le gouvernement libéral préconise pour l’heure la « vigilance » sur ces fronts. Aucun projet de loi ou projet de règlement n’est sur sa table à dessin à l’heure actuelle. « Mais, quand c’est nécessaire, on le fait », souligne M. Fortin, en voulant pour preuve la modification faite au Règlement sur l’affichage des marques de commerce au printemps 2016. Celle-ci visait à injecter une dose de français « que ce soit par l’ajout d’un générique, d’un descriptif, d’un slogan ou d’une information portant sur les produits ou les services offerts » sur la façade des points de vente des chaînes anglophones. « Je dis toujours : la loi 101 est là. Elle est là pour être respectée. On est le seul gouvernement d’un État uniquement francophone en Amérique du Nord. On est conscients de cela », assure-t-il au Devoir.
Cheval de bataille pour l’opposition
À un an et des poussières des prochaines élections générales, les partis d’opposition insistent sur la nécessité de « resserrer les boulons » de la loi 101 — expression du chef péquiste Jean-François Lisée —, à commencer par ceux garantissant l’affichage commercial en français. Le Parti québécois, ainsi que la Coalition avenir Québec et Québec solidaire proposent d’obliger les entreprises affichant une marque de commerce unilingue dans une langue autre que le français à y ajouter un générique en français.
L’élue caquiste Claire Samson n’arrive pas à croire que le gouvernement libéral brandisse fièrement le règlement « passoire » sur l’affichage des marques de commerce. « Si vous mettez “Bienvenue” sur la porte, c’est correct ! Ça, c’est bon pour eux autres », lance l’auteure du rapport Une langue commune à tous et pour tous : mieux réussir la francisation des néo-Québécois, avant d’ajouter : « J’aimerais ça aller au DIX30 et ne pas penser être au Sawgrass Mills en Floride. C’est terrible. »

Le PQ compte aussi donner un tour de vis à l’article 46 de la Charte sur lequel s’est appuyée la Cour d’appel pour, selon M. Lisée, « donner le feu vert aux employeurs de toujours demander l’anglais à toute personne qui est en contact avec des clients ou des fournisseurs » en octobre 2016. À Montréal, pas moins de trois emplois sur cinq sont hors de portée des unilingues francophones, soutient-il. « Il est normal qu’en raison de la globalisation des marchés, il y ait une augmentation du nombre de postes qui nécessitent l’anglais, mais pas 60 %, pas 40 %. On est en train de vivre l’application de ce que j’appelle la “doctrine Couillard”», lance le chef de l’opposition officielle. Un gouvernement péquiste « rétablira le droit de travailler en français sauf exception » en cassant la « règle générale qu’il faut connaître l’anglais pour avoir un emploi dans la région de Montréal ». Le PQ a déposé un projet de loi à cette fin avant la relâche estivale. Le premier ministre Philippe Couillard lui a alors reproché d’agiter le « chiffon linguistique ».
Si on procède toujours par des moyens coercitifs, on ne réussira peut-être pas notre coup
Le gouvernement doit faire en sorte que les entreprises respectent à la fois l’esprit et la lettre de la loi 101, quitte à en revoir le libellé, poursuit l’élu solidaire Amir Khadir. « Il faut donner les moyens pour que la Charte soit appliquée. Ensuite, il faut lui donner sa portée d’origine pour être sûr que la langue française est la langue publique d’échange. Ça passe par exemple par les milieux de travail », indique-t-il.
Les partis d’opposition proposent aussi d’étendre la loi 101 aux PME (à compter de 25 employés selon le PQ, de 10 employés, selon QS) ainsi qu’aux entreprises à charte fédérale.
Il faut le faire « de façon organisée », soutient Claire Samson, suggérant de procéder « par secteurs d’activité industriels ». « On sait où sont les poches de citoyens qui ne parlent pas français : ils sont tout d’abord dans l’hôtellerie. » La députée d’Iberville plaide aussi pour l’ajout de cours de français spécialisés pour les nouveaux arrivants en fonction de leur secteur d’activité. « C’est bien beau de dire “bonjour”, mais lorsque nous sommes infirmières, il faut expliquer à la patiente pourquoi il faut lui installer un cathéter. »
Assujettir les cégeps à la loi 101 ? Non
La situation de la langue française commande l’élargissement de la portée de la loi 101 au niveau collégial, estime Guy Rocher, 40 ans après avoir verrouillé les portes des écoles primaires et secondaires anglaises aux enfants dont l’un des parents n’avait pas fait ses études en anglais. « On voit aujourd’hui que, loin d’être audacieux, c’était non seulement nécessaire [d’assujettir les études secondaires], mais essentiel. Ça n’a pas tout à fait eu les effets attendus. On pensait que les élèves, gars et filles, qui iraient au secondaire en français continueraient toutes leurs études supérieures en français, mais ce n’est pas le cas. Dans l’esprit de la loi 101, il faut maintenant l’imposer au cégep », soutient le sociologue.

Or, aucune formation politique ne partage son avis. « On n’est pas rendus là », estime M. Khadir. « Si on procède toujours par des moyens coercitifs, on ne réussira peut-être pas notre coup. »
« À la fin du secondaire, on est en droit de penser qu’ils maîtrisent le français, soit lire et écrire convenablement. Ce n’est pas ça la plus grande menace pour le français », poursuit Mme Samson. Elle appelle plutôt le gouvernement québécois à combattre de toutes ses forces l’illettrisme. « Toute nation devrait s’inquiéter quand sa langue est si peu maîtrisée par sa population. »
On est la dernière génération de politiciens à pouvoir vraiment assurer sa pérennité. Si on ne le fait pas, ça va aller en dégringolant.
L’état-major du PQ a mis de côté l’idée d’assujettir les cégeps à la loi 101, qui a été défendue dans ses rangs par Pierre Curzi. Des délégués tenteront d’inclure cette proposition controversée dans le programme politique du PQ durant le congrès national en septembre prochain. Ils se heurteront au refus net de leur chef. « [Ces délégués] sont vraiment en minorité », précise M. Lisée au Devoir. « Les francophones qui vont faire leur cégep en anglais vont rester francophones. Ce qu’on craint vraiment, c’est que les allophones qui ont fait leurs primaire et secondaire en français, qui vont au cégep anglophone, s’intègrent dans la communauté anglophone. Mais c’est un énorme changement qui n’a un impact que sur 1900 allophones par année. »
En revanche, le PQ veut ajouter la maîtrise du français dans la liste des conditions d’obtention d’un diplôme d’études collégiales ou encore d’un baccalauréat pour tous les étudiants québécois. Cela « nécessite[rait] donc une augmentation de l’apprentissage en français » dans les établissements d’enseignement postsecondaires anglophones. « Dans la société québécoise, on ne devrait pas pouvoir avoir son diplôme de cégep ou d’université anglophone, ou francophone, sans avoir une connaissance opérationnelle du français. C’est un outil du succès. Mais c’est aussi faire en sorte de reculer l’unilinguisme anglais », fait valoir M. Lisée, qui suggère en outre d’attirer plus d’allophones dans le réseau collégial francophone en le rendant « plus attractif », notamment en y ajoutant « une filière d’apprentissage de l’anglais ».
M. Khadir affiche un préjugé favorable à l’idée d’implanter une épreuve uniforme de français dans tous les établissements d’enseignement supérieur anglophones, convenant lui aussi de la nécessité de « s’assurer que les gens qui fréquentent les cégeps, espace charnière dans la vie des jeunes où la socialisation se cristallise, acquièrent une bonne maîtrise du français ». « Il faut s’assurer que ça devienne nécessaire de maîtriser le français. Là, ça passe bien sûr par des examens, des exigences », lance-t-il.
Il ne faut pas pour autant renoncer à des « moyens d’attrait », comme la valorisation de la culture francophone québécoise auprès des nouveaux arrivants allophones, mais également des francophones, des anglophones. « Si la culture est renforcée, l’intérêt de vivre en français le sera aussi. Pour cela, il faut des moyens », poursuit le député de Mercier, dénonçant le régime d’austérité budgétaire imposé par le gouvernement libéral.
Immigration francophone
D’autre part, le PQ propose de revoir la politique d’immigration du Québec afin que seuls les travailleurs qualifiés ayant une connaissance intermédiaire ou avancée du français puissent s’établir au Québec. « Ainsi, 100 % des nouveaux arrivants au Québec vont savoir le français au point d’entrée. On ne pourra pas être un travailleur qualifié qui vient au Québec si on n’a pas démontré avant de venir que soi-même, ou son conjoint, on a une connaissance intermédiaire du français. C’est eux qui vont changer la dynamique », soutient M. Lisée, promettant aussi de bonifier de façon importante le financement et l’organisation de la francisation au Québec notamment pour offrir aux réfugiés — sélectionnés par Ottawa — une période de francisation et d’adaptation rémunérée.
La CAQ propose quant à elle d’abaisser les seuils d’immigration le temps d’effectuer « une meilleure planification des ressources destinées à l’accompagnement, à la formation et à l’intégration des nouveaux arrivants » dans une « société d’expression française » et d’élaborer d’un « Programme obligatoire de francisation ».
Mme Samson, qui compte aussi exiger un certificat d’attestation de francisation aux travailleurs qualifiés souhaitant s’établir au Québec, enjoindra à l’administration publique québécoise de « s’adresser en français aux immigrants allophones, dès leur arrivée et sans exception » et, tant qu’à y être, de « mettre un frein à l’usage généralisé de l’anglais dans [ses] interactions […] avec les allophones ».
Dans ses Mémoires, René Lévesque invitait ses successeurs « à veiller comme sur la prunelle de [leurs] yeux » sur les chapitres de la loi 101 concernant l’affichage et la francisation des entreprises. Il appréhendait que le centre-ville de Montréal « reprenne ce visage bâtard qu’on a trop longtemps toléré avec une passivité d’ilotes ».