Apprendre le français… et le Québec
Impossible de nier l’efficacité de la Charte de la langue française : six fois plus d’enfants d’immigrants qu’il y a 40 ans fréquentent l’école francophone aujourd’hui, soit 90 % contre 15 % à l’époque. Entre défis et succès, voici quelques parcours d’enfants de la loi 101.
« Je suis arrivé ici à 11 ans, en cinquième année du primaire, je ne parlais que le hongrois. C’est sûr que, sans la loi 101, je serais fort probablement allé à l’école anglaise, comme tous les immigrants hongrois d’avant la loi, et comme 80 % des immigrants qui sont allés à l’école anglaise avant 1977. » Voilà qui a le mérite d’être franc. Souverainiste et grand défenseur de la langue de Molière, Akos Verboczy n’en incarne pas moins, dans l’esprit de plusieurs, la parfaite réussite de la Charte de la langue française. Une réussite comportant son lot de défis, et qui semble même tenir du miracle.
« L’école que j’ai fréquentée à mon arrivée en 1986, c’était, quelques années plus tôt, une école entièrement anglaise et une bonne partie du personnel était composé d’anciens enseignants du secteur anglais de la commission scolaire protestante. Quand je suis arrivé au secondaire, le directeur d’école ne parlait pas un mot de français », se rappelle ce chroniqueur, essayiste et ancien attaché politique de la ministre de l’Immigration et responsable de la Charte de la langue française lors du dernier passage des péquistes au pouvoir. « On était parfaitement au courant qu’il se vivait un changement dans la société québécoise. On a vite compris pourquoi on nous imposait cette obligation. »
C’est une époque de transformation, où le fait français tente de s’affirmer dans une mer anglophone, donnant lieu à des hésitations. « Il y avait une résistance, mais de l’autre côté, il y avait des enseignants très engagés et très militants qui essayaient tant bien que mal de nous faire aimer le Québec et de nous faire aimer son histoire et sa culture », raconte M. Verboczy, qui a publié l’an dernier Rhapsodie québécoise, un récit plein d’humour sur son expérience d’enfant de la loi 101. « Mais on était dans un milieu où on n’avait pas beaucoup d’estime pour les Québécois de souche, on ne les voyait pas. À part quelques professeurs dans l’école, évidemment. »
Plus facile en région
Originaire d’Allemagne, Regina Reichherzer, âgée de 31 ans, a vécu sa rencontre avec le français de manière bien différente. D’abord parce que sa famille débarque dans un petit village de la Montérégie où Shakespeare n’aurait pas pu se faire beaucoup d’amis. « À Saint-Polycarpe, il n’y avait pas grand monde qui parlait anglais, admet-elle, un sourire en coin. C’était tout naturel d’aller à l’école en français. » La langue de Molière n’est pas du tout un repoussoir pour les parents Reichherzer lorsqu’ils magasinent une ferme au Canada pour donner un meilleur avenir à leurs quatre enfants — une petite cinquième naîtra ici. Au contraire. Après avoir visité des fermes dans des provinces anglophones, ils sont plutôt contents de mettre la main sur une terre au Québec, dont ils ont étonnamment entendu parler dans le journal de leur petite commune de Bavière. « Il y avait une sensibilité de la part de ma mère, qui avait déjà appris le français et l’anglais. Mes parents étaient contents qu’on s’installe au Québec. »

Regina qui a deux ans à son arrivée et ne parle qu’allemand apprend le français avec son grand frère et sa soeur aînée qui ramènent cette deuxième langue de l’école. Tant et si bien qu’elle le baragouine un peu lorsqu’elle entre en maternelle au tout début des années 1990. « On a retrouvé une cassette audio avec nos voix. On m’entend parler français avec un gros accent allemand, je roule mes “r”! C’est “full keb” », s’esclaffe la jeune femme qui travaille pour l’entreprise Jardiniers à bicyclette et qui fait partie du groupe de percussionnistes ambulants Kumpa’nia.
Ça m'a ancrée dans le français d'avoir fait mon secondaire dans cette langue. Au cégep, je serais du type “faites ce que vous voulez”.
Enfant, elle disait aux gens qu’elle parlait d’abord l’allemand, ensuite le français. Quand elle a eu 13 ans, cet ordre s’est inversé. « Je me suis rendu compte que, quand je parlais à mes parents, il y avait des mots français qui sortaient. Ma fluidité était plus grande dans cette langue. Je la parlais finalement mieux que l’allemand. »
Il fut même un temps où les frères et soeurs parlaient français entre eux et à leur mère, qui en est venue à le maîtriser. Et ce, même si tous les enfants sont allés jusqu’à l’âge de 16 ans à l’école allemande le samedi matin. « C’est venu au point où une règle a été instaurée : à table, on devait parler allemand ! »
Et si la loi 101 n’avait pas existé ? « Mes parents auraient choisi de nous envoyer à l’école en français pour qu’on s’intègre », affirme-t-elle.
S’attacher au français
Tandis que Regina est aidée par son immersion, pour Akos, qui vit dans le très cosmopolite quartier Côte-des-Neiges, à Montréal, le français est plutôt une question de survie. « Je ne parlais ni anglais ni français, et la classe d’accueil me francisait. Mon outil premier de survie était devenu le français. Mon attachement était là, raconte-t-il. C’est aussi parce que c’est la langue dans laquelle je me débrouille le mieux. J’essayais bien sûr de parler anglais, parce que c’était la langue cool, mais je faisais plutôt semblant », ajoute-t-il avec une pointe d’humour.
Il se souvient d’avoir rapidement progressé, même si, avec le recul, il croit avoir souffert d’une carence en littérature québécoise. « C’était plus ou moins absent de mon école secondaire. J’ai peut-être lu trois ou quatre livres au total dans toutes mes cinq années », note celui qui dit avoir fait son rattrapage au cégep, grâce au cours de français d’un certain Lucien Francoeur.
« La langue française n’est pas indépendante de l’histoire et la culture du Québec. Quand vous apprenez le chinois, il faut aussi cultiver un attachement à la culture et à l’histoire pour pouvoir s’approprier la langue », dit-il avant d’ajouter : « Les gens apprennent la langue qui est utile et qui permet une réussite sociale. »
Le cégep, français ou anglais ?
Pour Akos, c’était indéniablement le français. « J’ai choisi d’aller dans un cégep en français, tout simplement parce que c’était la langue dans laquelle je fonctionnais le mieux. C’était elle qui allait me permettre de réussir. Mais je faisais partie d’une minorité. Dans mon école, 80 % des élèves sont allés au collégial en anglais », relate-t-il.

Mais choisir le français au cégep n’est pas toujours garant d’une réussite sociale. L’enthousiasme et la motivation de la Brésilienne d’origine Linda Maura Soares se sont dégonflés lorsqu’elle est arrivée au cégep du Vieux-Montréal. Après avoir fait tout son secondaire en français, elle y a vécu une désillusion, voire carrément un choc culturel. « C’était la première fois que je côtoyais autant de Québécois de souche, raconte la jeune femme arrivée à Montréal en 2003, alors qu’elle n’avait que 9 ans. J’adore Montréal, j’ai des amis, mais je me suis sentie exclue au cégep. Pour la première fois de ma vie, les gens me niaisaient avec mon accent. Je ne m’attendais pas à vivre un choc comme celui-là. »
Après ses études collégiales en photo il y a trois ans, elle a décidé de retourner au Brésil. Vivant aujourd’hui à Rio de Janeiro, la jeune femme constate qu’elle n’est plus tout à fait brésilienne. Et Montréal lui manque. « Je me sens plus à l’aise à Rio qu’à Montréal, mais je suis une étrangère. Je suis une étrangère au Québec et au Brésil. »
Il faut aussi cultiver un attachement à la culture et à l’histoire pour pouvoir s’approprier la langue
Chez les Reichherzer, comme la scolarité s’était faite entièrement en français, les études collégiales devaient se faire en anglais. « Mes parents voulaient juste qu’on mette toutes les chances de notre côté », raconte Regina, qui est allée étudier au collège Vanier. Celle qui parle aujourd’hui cinq langues ne regrette rien. Elle prône même la liberté à ce point. « Ça m’a vraiment ancrée dans le français d’avoir fait mon secondaire dans cette langue. Au cégep, je serais du type “faites ce que vous voulez”», dit-elle. « Je suis pro-bilinguisme. »
Même si le français occupera toujours la première place. « C’est la langue avec laquelle je m’exprime le plus, la langue dans laquelle je rêve. »
Avec le recul, Akos Verboczy, qui est allé à l’université francophone et qui est parvenu à gagner correctement sa vie, est reconnaissant d’avoir pu apprendre le français. « Pour moi, le français n’a pas été un frein à mon bonheur au Québec. Au contraire. Il m’a permis de me sentir chez moi et de sentir que, même si je n’ai pas d’ancêtres ici, l’histoire du Québec me concerne, car mon avenir est ici. Et que sa culture, qui n’est au départ pas la mienne, je la partage aujourd’hui 30 ans plus tard », dit-il avant de conclure : « Car il ne suffit pas de parler une langue, il faut avoir des choses à se dire entre nous. »