Porter la francisation à bout de bras

Dans le hall, une plaque appelle la mémoire : « Peerless Clothing since 1919 ». Devant l’ascenseur, Alvin Segal, le propriétaire, salue ses employés en anglais. Dans les étages, de la coupe au dernier pressage, le bruit des machines couvre la majorité des conversations. À 16 h, la cafétéria s’animera des employés qui ont choisi de rester encore quelques heures pour suer des « je m’appelle », « je viens de » et bientôt des conjugaisons au futur antérieurlors des cours de francisation quotidiens.
Chez Vêtements Peerless, la prédominance d’autres langues que le français ne dépend pas seulement des fournisseurs et des clients mondialisés, mais bien de la mondialisation des travailleurs qui y oeuvrent. La quasi-totalité de ceux qui découpent le tissu, cousent les pièces ou repassent les vestons et pantalons de grandes marques comme Ralph Lauren sont arrivés au Canada à l’âge adulte, sans passer par le système scolaire québécois.
Malgré la « grande collaboration des patrons » soulignée par le délégué syndical Mario Ayala, les percées francophones « sur le plancher » dépendent donc des efforts du syndicat affilié à la FTQ à organiser les cours de français… et des subventions pour ce faire.
Un mois après avoir reçu un prix, mes cours sont tombés à l’eau. Je me disais, moi un Salvadorien, je me bats pour le français et personne ne m’appuie.
L’entreprise possède un certificat de francisation de l’Office québécois de la langue française (OQLF) depuis 1981, puisqu’elle a l’obligation de franciser ses employés selon la Charte de la langue française. Celle-ci indique à l’article 140 que le certificat est décerné lorsque « l’utilisation du français est généralisée à tous les niveaux », c’est-à-dire dans les communications des dirigeants et de tout le personnel, dans tous les documents, ainsi que dans l’affichage. Un rapport sur la situation linguistique doit ensuite être remis tous les trois ans.
Mais, dit le Salvadorien d’origine, l’obligation de franciser manque parfois du bras armé des politiques gouvernementales.Et pour apprendre une langue, ajoute-t-il, mieux vaut la carotte que le bâton, les incitatifs plutôt que l’obligation, qui reste parfois théorique.
Combat constant
Mario Ayala semble gêné, mais il n’en perd pas pour autant son français, acquis au prix d’efforts soutenus depuis 1987, année où il est arrivé au Québec. L’homme dans la cinquantaine est souvent cité en exemple des réussites de la francisation en entreprise, et il redonne aujourd’hui cette chance en organisant les cours de français chez Peerless. Des avancées encore fragiles, comme le montrent les changements récents au soutien à ces cours de français dans la manufacture du boulevard Pie-IX.
Ceux-ci étaient auparavant financés par la Commission des partenaires du marché du travail (CPMT) et donnés par un OBNL, la Formation de base pour le développement de la main-d’oeuvre (FBDM). Les professeurs étaient rémunérés, ainsi que les employés qui assistaient aux cours durant deux heures.
À l’hiver 2016, Québec ampute son aide de moitié. Mario Ayala venait de recevoir un « Mérite en francisation » décerné par le ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (MIDI). « J’ai reçu un couteau dans le dos. Un mois après avoir reçu un prix, mes cours sont tombés à l’eau. Je me disais, moi un Salvadorien je me bats pour le français et personne ne m’appuie. »
Un article paraît dans Le Devoir sur ces coupes et, une semaine après la parution, les cours reprennent. « J’ai compris qu’il fallait faire du bruit », souligne le Québécois.
C’est le MIDI qui a envoyé ses professeurs en renfort pour pallier ces coupes. Les employés ne seraient plus rémunérés durant les heures de cours, a cependant été averti l’organisateur syndical.
« Après les coupes, on a demandé à nos membres [du syndicat] s’ils voulaient continuer sans salaire, et 99 % nous ont dit que ce n’était pas l’argent qui les intéressait », relate le directeur de la section locale 106 des Teamsters, ravi. Le nombre d’inscriptions a toutefois diminué de moitié.
Le budget 2017-2018 de Québec prévoit des investissements de 10 millions de dollars sur cinq ans en soutien à la francisation en milieu de travail, soit 2 millions par année.
Le travail avant le français ?
Mais vaut-il mieux apprendre le français de façon intensive avant de se mettre à travailler ou le faire sur les lieux de travail ? Dans les murs de la manufacture, il ne semble pas y avoir de consensus sur la meilleure formule, mais l’unanimité sur l’urgence de travailler pour les immigrants.
« Je crois que l’intégration sociale se fait, oui par la langue, mais surtout par le travail. Travailler en entreprise te donne aussi une raison de parler français », avance Louis Arsenault, directeur des ressources humaines. Le français ne pourrait cependant pas devenir un critère d’embauche, précise-t-il, sans quoi « on ne trouverait pas d’employés ».
Il s’agit de passer « la flamme du français », croit pour sa part M. Ayala, tout en faisant pression chaque saison pour avoir des cours.
« Les inscriptions marchent super bien », s’exclame-t-il au téléphone quelques jours après la visite du Devoir, avec un enthousiasme sans tache. Douze personnes encore jamais inscrites et qui commenceront leur apprentissage « de zéro » sont passées dans son bureau pour faire prendre leur nom en note.
Parcours difficile
À l’arrivée, l’apprentissage du français peut sembler une préoccupation lointaine. Mario Ayala en sait quelque chose.
M. Ayala a quitté le Salvador à pied vers le Mexique en 1984 alors qu’une guerre civile faisait rage. Il avait 23 ans et tentait de rejoindre son oncle déjà dans le New Jersey. « Au Mexique, l’immigration nous a arrêtés et a volé tout l’argent qu’on avait sur nous », se souvient-il. Il y est donc resté six mois pour travailler, le temps de pouvoir payer un passeur.
« On est partis en pleine nuit vers les États-Unis. Le “coyote” nous a dit : “On ne s’arrête pas, on n’aide personne, c’est chacun pour soi à partir de maintenant.”» Des 40 personnes parties cette nuit-là, seules 12 sont arrivées. Mario Ayala ne sait pas ce qui est advenu des autres laissées en chemin, soit attrapées par les autorités migratoires américaines, soit rattrapées par la mort.
Au New Jersey chez son oncle, la peur d’être expulsé l’a vite rattrapé : « Mon cousin m’a dit “viens, ils ont ouvert les portes au Canada”. Alors je me suis dit que j’allais prendre le risque à cause de mes craintes constantes. »
Quand il débarque à la station Berri « avec un sac à dos et une paire de jeans », il ignore jusqu’au fait français en Amérique du Nord. « Je pensais m’être trompé de pays ! », raconte-t-il en riant maintenant.
Son histoire résonne avec celle de milliers d’autres immigrants. Mario Ayala se voit aussi dans les nouveaux arrivants qui poussent régulièrement les portes de la manufacture de vêtements.
Il se souvient de ses débuts chez Peerless. Avant la reprise plus intensive des cours de français en 1988, l’entreprise était redevenue une véritable tour de Babel. Même les membres du bureau syndical ne pouvaient pas communiquer entre eux et avec la présidente, raconte M. Ayala, qui a intégré le syndicat à cette époque. La présidente syndicale, Aline Lachapelle, l’avait bien averti : « Ici, on parle français. Vous allez l’apprendre, c’est à prendre ou à laisser. »
La plupart des 900 employés de Peerless à Montréal sont aujourd’hui capables de soutenir une conversation en français, selon lui. Ils figurent donc parmi les Canadiens qui cochent cette petite case lors des recensements.
La loi 101 motive aussi indirectement les employés à entreprendre les cours, quand leurs enfants se mettent à fréquenter des écoles francophones par exemple : « Ils veulent pouvoir les aider dans leurs devoirs. »