Eva Ottawa, un pont entre deux mondes

Nommée en septembre, Eva Ottawa concède qu’elle « commence à rentrer dans les dossiers » du CSF.
Photo: Renaud Philippe Le Devoir Nommée en septembre, Eva Ottawa concède qu’elle « commence à rentrer dans les dossiers » du CSF.

Quelques mois après la vague de dénonciations de femmes autochtones à Val-d’Or, le gouvernement a pris tout le monde par surprise en nommant une Attikamek à la tête du Conseil du statut de la femme (CSF). Eva Ottawa a-t-elle été instrumentalisée pour permettre au gouvernement de sauver les apparences ?

« Je me dis qu’il faut quand même prendre les occasions qu’on a », répond-elle dans sa première entrevue depuis sa nomination, en septembre.

À l’époque où elle négociait avec le gouvernement pour les Attikameks comme aujourd’hui, Mme Ottawa s’impose comme une femme de dialogue. « Je me disais que, en venant ici, ça peut être bon d’établir un pont entre nos deux nations. »

Quand même. Elle n’en revenait pas quand elle a reçu l’appel de la ministre responsable de la Condition féminine, Lise Thériault, le 19 août. À l’époque, elle travaillait à la Commission des droits de la personne. « J’étais surprise, mais l’intérêt était là. […] C’était une belle ouverture, une belle marque de reconnaissance de la part de la ministre », raconte la femme âgée de 45 ans, depuis son bureau au carré d’Youville.

Je vais pouvoir préparer nos jeunes. Transmettre. Avoir de l'influence pour rejoindre les gens, sensibiliser.

La voix est calme, les réponses sont lentes, parfois hésitantes. Mme Ottawa n’a pas l’habitude des entrevues. Elle a beau avoir dirigé le Conseil de la nation attikamek pendant sept ans, c’est la première fois de sa vie qu’on l’interviewe en bonne et due forme. Quand on lui lance que ce n’est probablement pas son pan préféré de la fonction, elle rit, gênée, en jetant un regard à son attachée de presse.

Ne serait-ce que sur le plan symbolique, Eva Ottawa a déjà marqué l’histoire. Après avoir été la première femme à diriger une nation autochtone, elle est désormais la première autochtone à diriger une organisation étatique.

Une famille d’éducateurs

Née au début des années 1970 à Manouane, elle a grandi dans une famille qui valorisait l’éducation. Ses deux parents étaient professeurs dans une école autochtone. Quand elle décide de faire des études universitaires en sociologie, « c’est pour apporter quelque chose à [sa] communauté. Je voyais la situation chez nous : le taux de décrochage et les suicides. Les problématiques au niveau social, et c’est ça qui m’amenait en sociologie. »

Témoin des négociations sur la constitution de la nation attikamek en 1996-1997, elle comprend l’importance du droit. « Ç’avait été pas mal ardu. C’était un gros dossier qu’on amenait à la population. » Quand elle retourne aux études, elle est déjà mère d’une petite fille. Comme bien des femmes autochtones, elle est devenue grand-mère avant d’atteindre la quarantaine.

De coordonnatrice des services culturels au Conseil de la nation attikamek (CNA), elle gravit les échelons de l’organisation jusqu’à la présidence, du jamais vu pour une femme. Élue en 2006 avec 75 % des voix, elle se donne trois objectifs : redonner de la fierté, assurer une plus grande transparence et conclure un accord de reconnaissance de la nation avec le gouvernement du Québec.

En 2012, elle soumet un projet d’entente à la population lors d’un référendum, mais elle est défaite par les tenants d’une approche plus combative avec le gouvernement du Québec. L’année suivante, elle démissionne de son poste parce que certains chefs contestaient le leadership du CNA.

Regrette-t-elle d’avoir démissionné ? « Je n’ai pas regretté, mais j’aurais aimé qu’il y ait des débats [sur l’entente]. » Quand même, ajoute-t-elle, « on a réussi à mettre des choses en place. On a un système d’intervention d’autorité attikamek qui est l’équivalent de la Direction de protection de la jeunesse. […] On avait aussi commencé à mettre en place un système de justicecommunautaire. »

  

Encore en rodage

Pense-t-elle avoir plus d’influence au CSF ? « Je vais pouvoir préparer nos jeunes. Transmettre. Avoir de l’influence pour rejoindre les gens, sensibiliser, dit-elle. Autant pour nos femmes, qu’elles soient autochtones ou non autochtones. »

Depuis son arrivée, elle a été frappée de constater à quel point les enjeux féministes transcendaient les statuts. « On vit pas mal les mêmes affaires. […] Je lis les documents et les avis et ce sont les mêmes batailles. »

Le sexisme, elle dit l’avoir vécu « très souvent » dans sa carrière. Notamment à l’époque des négociations en 1996. « Ça m’intéressait, je voulais savoir ce qui se passait. Et quand je posais des questions, je me faisais dire de laisser ça aux grands et que, de toute façon, je n’allais pas comprendre. […] Une chance qu’il y avait une femme qui travaillait avec l’équipe de négociation. Je restais chez elle quand je travaillais au CNA, alors c’est elle qui me partageait tout ce qui se passait. […] Ç’a été un modèle. »

Quand elle est nommée à la tête du CNA, en 2006, les paris étaient ouverts sur la durée de sa carrière politique. « Les gars » disaient qu’elle ne « tiendrait pas deux ans ». « Mais, finalement, j’ai été chercherun autre mandat en 2010. »

Ses intentions pour le CSF sont encore assez vagues. Nommée au début du mois de septembre, elle concède être encore en rodage. « Je commence à rentrer dans les dossiers. »

Agressions contre les femmes

 

Chose certaine, la question des agressions sexuelles la touche beaucoup. « On veut mettre en place un plan d’action pour contrer ça. » Elle veut documenter « pourquoi ça arrive », « pourquoi on vit ça », se pencher sur les rapports hommes-femmes. À propos des femmes autochtones victimes d’agressions, elle croit que l’heure est venue de leur apporter du soutien. « Ça prend du courage, surtout dans les petits milieux. Elles sontencontact direct avec les agresseurs. »

Sur les agressions survenues à l’Université Laval, où elle a elle-même étudié, elle réitère la position du conseil, qui est que les universités doivent se doter de « politiques » pour aider à enrayer cette violence-là. « Il faut sensibiliser les jeunes » à ce qu’est le « consentement ». « Il y a encore des préjugés. »

Dans l’ensemble, elle dit vouloir travailler en continuité avec le travail de sa prédécesseure, Julie Miville-Dechêne, mais elle ajoute que « c’est sûr que les femmes autochtones vont faire partie des dossiers ». Le hasard veut en outre que son arrivée coïncide avec la publication d’un document intitulé « À la rencontre des femmes autochtones ».

Il lui faudra toutefois sortir de sa zone de confort bientôt. Dans 10 jours à peine, le Conseil doit remettre à la ministre Thériault un travail de recherche sur la radicalisation chez les femmes, qui sera suivi d’un avis sur les stéréotypes gars-filles dans le réseau de l’éducation.

À voir en vidéo