Le Devoir et l'élection du 15 novembre - Le meilleur choix abstraction faite de l'indépendance (novembre 1976)
À mesure que se rapproche le jour d'un scrutin qui promet d'être historique, l'électeur consciencieux doit faire face à l'inéluctable question que voici: parmi les partis en présence, lequel est le plus apte à l'heure actuelle à procurer au Québec le leadership politique dont il a besoin?
Il serait facile de contourner cette question en cherchant refuge dans l'argument voulant que l'on appuie le meilleur homme ou que l'on jette son dévolu du côté des tiers partis. Mais cela ne changerait rien à une loi capitale de notre régime de gouvernement: c'est un parti, non un homme, que l'on porte au pouvoir à l'occasion d'une élection.Vue dans cette perspective, l'élection se ramène en dernière analyse, et sans diminuer le rôle fort utile des tiers partis, à un choix entre le Parti libéral et le Parti québécois. Seuls ces deux partis peuvent en effet aspirer à former un gouvernement le 15 novembre.
Aux deux derniers scrutins, l'UN manifestait des signes évidents d'effondrement. Le Parti québécois, qui commençait à peine de s'affirmer, devenait soudain la principale solution de rechange. Il fallait réagir fermement et affirmer sans ambiguïté la préférence des Québécois pour le fédéralisme, par le truchement d'un solide appui au Parti libéral.
Le Parti libéral émergeait alors tout juste d'un séjour salutaire dans l'opposition. Il s'était donné un nouveau chef, Robert Bourassa, lequel avait réussi à s'entourer d 'une équipe jeune et aux compétences diversifiées. Autant en 1970 qu'en 1973, cette équipe, homme pour homme, nous apparut supérieure à celle que présentait le PQ. Nous n'eûmes pas d'hésitation à l'appuyer.
Cette fois, la situation est différente. L'équipe Bourassa a été au pouvoir pendant six ans. Elle sollicite un nouveau mandat des électeurs alors que le précédent n'est pas encore échu. Aussi avant d'examiner le lien entre l'indépendance et l'élection du 15 novembre, faut-il d'abord se demander si, dans des conditions normales, il conviendrait de la reporter au pouvoir.
Cette fois la situation est différente. L'équipe Bourassa a été au pouvoir pendant six ans. Elle sollicite un nouveau mandat des électeurs alors que le précédent n'est pas encore échu. Aussi avant d'examiner le lien entre l'indépendance et l'élection du 15 novembre, faut-il d'abord se demander si, dans des conditions normales, il conviendrait de la reporter au pouvoir.
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Le plus grand succès du PQ au cours de la présente campagne n'a pas été la mise en veilleuse habile de l'idée d'indépendance. Il a plutôt consisté à créer une impression très répandue voulant que tout aille mal au Québec. Lorsque l'économie, les écoles, les hôpitaux et les services d'électricité vont bien, le gouvernement s'en attribue volontiers le mérite. Il est fatal, en contrepartie, qu'on lui impute la responsabilité de la situation sociale ou économique si celle-ci est mauvaise. Or, c'est précisément cette impression qu'à coups de fresques souvent exagérées, on a réussi à créer. Et le Parti libéral la paie très cher.
Bien des chapitres du bilan de M. Bourassa sont loin d'être négatifs. Au plan économique, par exemple, la performance du Québec a été meilleure, ainsi que le démontrait hier encore André Raynauld, que certains ne voudraient le faire croire. De même, en matière de relations du travail, le gouvernement Bourassa a dû naviguer contre des courants contraires extrêmement forts; il a su, malgré tout, accumuler un dossier plus favorable que ne veulent le reconnaître ses critiques de gauche et de droite: On avait également prédit que, sous l'administration Bourassa, on verrait s'étioler le début d'engagement dans l'activité économique qui avait pris forme à travers SGF, SIDBEC, SOQUEM, etc. C'est plutôt le contraire qui s'est produit: on observe aujourd'hui un engagement accru du gouvernement dans ce secteur.
On pourrait multiplier ces exemples, et on eût aimé que le Parti libéral le fît davantage au cours de sa campagne, au lieu de centrer sa propagande sur la menace séparatiste. Cela n'eût toutefois point effacé la dangereuse impression de dérive morale et politique qui a marqué les trois dernières années de la vie politique à Québec.
M. Bourassa disposait d'une majorité sans précédent. Il pouvait s'en servir pour faire passer dans les lois et dans le style de son administration les grands objectifs d'efficacité, d'intégrité et de dynamisme qu'il définissait en 1970. Au lieu de cela, il a gouverné trop souvent à la petite semaine, s'intéressant à des détails insignifiants et délaissant trop facilement les questions fondamentales qui relèvent d'une vision éthique et intellectuelle exigeante. Quand il a voulu légiférer en profondeur, il n'a pas su s'élever au-dessus des vues parfois étriquées de ses conseillers; il en est résulté, comme dans le cas de la Loi 22, des textes législatifs ou réglementaires qui ont été source inutile de divisions et de frustrations.
Au plan éthique, M. Bourassa, soit par faiblesse, soit par manque de conviction, a donné une administration trop calculatrice, trop cachottière et trop lente à réagir devant des situations qui exigeaient une intervention rapide et ferme. Avec lui, on ne sait plus trop si c'est le principe ou l'intérêt du parti qui est premier. De là est née une méfiance parfois excessive à son endroit, mais qu'ont le plus souvent alimentée ses propres tergiversations.
En matière de finances publiques, la gestion de M. Bourassa avait généralement été bonne, ainsi qu'en témoigne une comparaison objective des finances du Québec avec celles des autres provinces. Deux grands projets ont cependant donné lieu à des erreurs de calcul qui infirment sérieusement cette performance. Dans le cas de la baie James, M. Bourassa a empêché dès le début qu'elle devienne un grand projet unificateur, en en faisant une utilisation étroitement partisane. Dans le cas des Jeux olympiques, il s'est laissé entraîner dans un véritable gouffre financier par les autorités montréalaises.
Du gouvernement, on attend qu'il s'élève à certains jours au-dessus de la mêlée partisane pour proposer des vues nobles qui rejoignent ce qu'il y a de plus profond et de meilleur chez les citoyens. On attend du chef du gouvernement qu'il le fasse non seulement à l'extérieur, mais aussi à l'intérieur de sa propre équipe. Ici encore, M. Bourassa n'a pas été à la hauteur. Son impopularité actuelle s'explique en grande partie par le leadership souvent zigzaguant et calculateur qu'il a déployé. Ce n'est pas qu'il n'ait pas été voué à sa tâche; il y consacre au contraire à peu près tout son temps. Mais il a volé trop en surface; il n'a pas vraiment approfondi les questions essentielles.
Dans le Parti québécois, tout n'est pas parfait, loin de là. Outre qu'avec l'expérience, on en vient à éprouver une méfiance instinctive envers tout ce qui aime trop se parer des atours de la vertu, on n'a qu'à penser à des «nouvelles» recrues comme Lise Payette et Jean-Guy Cardinal (le plus piètre des ministres de l'Éducation qu'ait eus le Québec) pour se rendre compte qu'il faut éviter de verser, à propos de ce parti, dans l'espèce de foi religieuse que lui vouent naïvement plusieurs de ses adeptes.
Le PA se targue d faire des leçons au Parti libéral en matière de relations de travail. C'est chercher à faire oublier trop aisément ses propres fautes d'omission et de complaisance envers des «establishments» syndicaux souvent irresponsables. M. Claude Forget signalait l'autre jour les nombreuses incohérences de la «praxis» péquiste dans ce domaine. Elles étaient l'expression de l'ambiguïté dans laquelle baigne ce parti par rapport aux syndicats.
Ainsi que l'illustre la composition de son équipe de candidats, la représentativité du PQ laisse encore à désirer. Près de 40 % des candidats péquistes sont issus du milieu de l'enseignement, ce qui confirme qu'il demeure fortement un parti de professeurs. Plus de 50 % proviennent du secteur public et parapublic, lequel ne représente qu'environ 10 % de la main-d'oeuvre totale.
Mais en contrepartie de ces faiblesses, le PQ a de nombreuses qualités qui le rendent apte à aspirer au pouvoir:
a) de tous les partis, il est celui qui possède les structures de direction et de financement les plus ouvertes;
2)_ son leader, René Lévesque, a conservé à travers les années un dynamisme remarquable. Autant à l'extérieur qu'à l'intérieur du Québec, il jouit d'une audience exceptionnelle;
3) le PQ est le reflet sur la scène politique des valeurs d'une forte proportion des citoyens appartenant à la jeune génération. Il offre le véhicule le plus apte à favoriser l'insertion de ces citoyens dans le processus politique;
4) malgré les limites que nous avons signalées au sujet de son équipe de candidats, il offre néanmoins une équipe capable de donner au Québec un gouvernement compétent et honnête;
5) il offre enfin une vision élevée de ce que devrait être la vie publique au Québec.
Ce que le PQ offre de plus valable à long terme, c'est peut-être enfin la chance d'un renouvellement authentique des termes mêmes de l'alternative politique au Québec. Les joutes traditionnelles entre libéraux et conservateurs passent trop souvent à côté des vrais problèmes. L'alternative qui caractérise désormais les sociétés libérales, c'est de plus en plus celle qui met en présence le courant conservateur-libéral d'un côté, et le courant social-démocrate de l'autre. Le PQ offre une version authentiquement québécoise de ce dernier courant. Il oblige l'autre courant à se définir avec plus de rigueur.
L'élection du PQ apparaît à plusieurs comme une drôle de récompense à donner à maints dirigeants et militants syndicaux qui ont témoigné dans le secteur public d'un mépris à peine voilé pour l'État et ses institutions. Mais elle aurait en retour une contrepartie. Obligés d'assumer davantage le pouvoir, certains des critiques le s plus farouches de l'État en découvriraient à leur tour la complexité et les embûches.
C'est de ces alternances paradoxales mais bienfaisantes qu'est faite la santé du processus démocratique dans les sociétés libérales. Mais pour que le processus fonctionne avec vigueur, il faut que l'alternance joue assez régulièrement. Au Québec, après 12 années de régime libéral depuis 1960, un changement serait dans l'ordre des choses si l'objection de l'indépendance peut être mise entre parenthèses de manière loyale et satisfaisante.
Claude Ryan