Des experts pourfendent la réforme libérale

Le projet de loi 70 prévoit entre autres que les nouveaux prestataires devront accepter tout « emploi convenable » qui leur sera proposé.
Photo: Renaud Philippe Le Devoir Le projet de loi 70 prévoit entre autres que les nouveaux prestataires devront accepter tout « emploi convenable » qui leur sera proposé.

La réforme de l’aide sociale, qui forcera les nouveaux prestataires à suivre des programmes de retour à l’emploi, rate la cible : le gouvernement Couillard se base sur des « préjugés » démentis par la science, affirme un groupe d’universitaires.

Dans une lettre transmise au Devoir, des chercheurs en travail social soutiennent que la stratégie de Québec pour réduire le nombre d’assistés sociaux repose sur de « fausses prémisses ». L’objectif du projet de loi 70, présenté en novembre, est noble — inciter les gens à trouver du travail —, mais ce n’est pas en coupant dans les prestations d’aide sociale qu’on y arrivera, estiment les signataires, professeurs en travail social à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR).

« Nous sommes ici dans l’univers des préjugés fortement répandus dans la population à l’égard des bénéficiaires d’aide sociale (par exemple, dépendant, paresseux, fraudeur) », écrit Jean-Yves Desgagnés, directeur du module de travail social de l’UQAR, au nom de cinq de ses collègues. « Jamais, depuis l’existence de l’aide sociale en 1969, un gouvernement n’était allé aussi loin dans le workfare [travailler pour recevoir de l’aide] et la négation des droits fondamentaux des plus pauvres de notre société », ajoutent les signataires.

Pour Jean-Yves Desgagnés, il faut mettre en parallèle les coupes de 50 millions à l’aide sociale — donc chez les plus pauvres — et les centaines de millions de dollars offerts aux médecins. « Indécent », selon lui. D’autant plus que le taux d’assistance sociale n’a jamais été aussi bas depuis 1978. Ce taux a baissé de près de 50 % en 20 ans, de 12,8 % à 6,6 %.

Le projet de loi 70, annoncé en novembre dernier, sera examiné en commission parlementaire à compter de la semaine prochaine à Québec. Le gouvernement Couillard fait appel à la carotte et au bâton pour limiter l’accès à l’aide sociale. D’abord, la carotte : les nouveaux demandeurs recevront entre 130 $ et 250 $ par mois, en plus de leur chèque régulier de 616 $, s’ils participent à des programmes pour trouver un emploi ou retourner aux études, par exemple.

En contrepartie, ces nouveaux inscrits à l’aide sociale seront pénalisés s’ils ratent des étapes fixées par leur agent d’aide sociale. Par exemple, leur aide supplémentaire de 250 $ sera coupée s’ils omettent de se présenter aux cours d’aide à l’emploi. Ensuite, leur chèque régulier sera amputé — jusqu’à la moitié de sa valeur — chaque fois qu’ils omettent de suivre les directives pour trouver un emploi.

Les nouveaux prestataires devront aussi accepter tout « emploi convenable » qui leur sera proposé, sans quoi ils perdront l’aide de l’État.

Le but de la réforme est simple : briser le « cercle vicieux » de la dépendance à l’aide sociale d’une génération à l’autre, fait valoir le ministre Sam Hamad. « On ne peut pas, comme société, accepter que je suis un enfant de l’aide sociale et que mon ambition, à 18 ans, c’est d’aller chercher un chèque d’aide sociale », dit-il en entrevue au Devoir.

« La société fait un effort, on demande aussi à la personne de faire un effort. Si on ne fait pas d’efforts dans la vie, on n’a pas de résultats », ajoute le ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale.

Pouvoirs arbitraires ?

Plus de 6000 des 17 000 nouveaux demandeurs d’aide sociale viennent d’une famille dont les parents reçoivent de l’aide sociale, selon le ministère. Et plus de 70 % des gens qui font une première demande d’aide ont moins de 29 ans. Le gouvernement veut tout faire pour inciter ces jeunes à travailler ou à retourner sur les bancs d’école.

Sam Hamad affirme que la règle forçant les prestataires à accepter un « emploi convenable » sera appliquée avec « discernement ». « On ne veut pas déménager le monde. Si on sait que ça prend du transport coûteux pour occuper un nouvel emploi, que ça coûte cher, on ne le fera pas », dit-il. « Les agents ont quand même un jugement. Ils ont toujours fait leur travail avec discernement. Leur objectif, c’est d’aider la personne. »

Le professeur Jean-Yves Desgagnés est peu rassuré par Sam Hamad. Le ministre se garde des pouvoirs arbitraires qui laissent peu de place à la science, estime le chercheur en travail social.

Il n’existe par exemple aucune corrélation entre la « générosité » des prestations et le nombre de ménages sur l’aide sociale. Le professeur cite une autre étude de l’Université de Montréal selon laquelle 77 % des variations du nombre de prestataires s’expliquent par le taux de chômage.

Les statistiques du mois de novembre 2015 indiquent que 45,2 % des nouveaux demandeurs recourent à l’aide sociale à cause de la fin de leurs prestations de chômage ou de leur insuffisance ; 23,1 % ont demandé de l’aide sociale pour combler des revenus insuffisants ou parce qu’ils étaient en attente d’un revenu provenant probablement d’autres programmes gouvernementaux (accidents de travail, rente du Québec, assurance automobile, etc.) ; 4,5 % demandaient de l’aide en raison de la fin d’études à temps complet, et 27,5 % après la perte d’un conjoint ou pour d’autres raisons.

« Comment justifier dans la population des économies dans les revenus des plus pauvres, d’autant plus que le premier ministre Philippe Couillard a promis que la rigueur n’affecterait pas directement les services et la qualité de vie des citoyen-ne-s du Québec ? », écrivent Jean-Yves Desgagnés et son équipe.

Jamais, depuis l’existence de l’aide sociale en 1969, un gouvernement n’était allé aussi loin dans […] la négation des droits fondamentaux des plus pauvres

50 %
Baisse du taux d'assistance sociale depuis les 20 dernières années

[Les programmes de workfare] permettent à l’État de limiter l’expansion des dépenses d’assistance sociale, mais il n’a pas été démontré qu’ils arrivent à atteindre leurs objectifs de favoriser une plus grande intégration sur le marché du travail et, en conséquence, à réduire la pauvreté et l’exclusion sociale.

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