L’institution d’une déshumanisation

Sous des fumées de sauge, agitant des pancartes de femmes disparues ou assassinées, plusieurs centaines de personnes ont tenu vigile jeudi soir.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Sous des fumées de sauge, agitant des pancartes de femmes disparues ou assassinées, plusieurs centaines de personnes ont tenu vigile jeudi soir.

« Quand un autochtone a des ennuis, la dernière personne qu’il va voir pour chercher de l’aide est la police. Au temps des pensionnats, c’est la police qui venait chercher les enfants pour les emporter. » On n’imagine pas l’empreinte profonde et tragique de cette mémoire souterraine qui rejaillit sans cesse et de multiples façons à la conscience d’un autochtone, estime Melissa Mollen Dupuis, cofondatrice du chapitre québécois d’Idle No More.

Comment chercher de l’aide aujourd’hui ? Les services courants offerts à la population apparaissent mal adaptés pour les autochtones. « Au Canada, il existe 44 foyers pour femmes autochtones victimes de violences pour 632 communautés », affirme Melissa Mollen Dupuis pour donner un aperçu du gouffre entre l’offre et les besoins.

Melissa Mollen Dupuis a grandi à Mingan, sur la Côte-Nord. Elle est d’origine innue. « L’effet de surprise de beaucoup de Québécois devant cette histoire en dit long. Ça fait une dizaine d’années qu’on en parle. » Des centaines de femmes autochtones sont disparues et il a fallu des livres et des pressions multiples pour qu’on finisse par en parler. « Pourtant, des années plus tard, on parle toujours du cas de Cédrika Provencher. Je ne dis pas que ce n’est pas bien, au contraire, seulement que cela montre la différence entre être une jeune femme autochtone et une jeune Québécoise. »

La responsabilité

 

Widia Larivière a 31 ans. D’origine algonquine, elle est l’autre cofondatrice de la section québécoise d’Idle No More. Elle est aussi active dans l’association Femmes autochtones du Québec. « Tout le monde a sa part de responsabilité dans le racisme systémique dont sont victimes les autochtones. J’espère que cette histoire de Val-d’Or ne sera pas seulement un buzz médiatique de quelques jours. La surprise, pour nous, n’est pas de voir qu’une chose pareille éclate, mais que ça ait pris autant de temps pour que cela prenne une place dans le débat public. »

Le bénéfice de cette sortie publique de femmes de Val-d’Or ? « Les gens en parlent maintenant dans leur cuisine, leur salon, dans le métro. Cette discussion amène déjà un changement. Mais la première chose qui a été faite a été de discréditer les femmes. Ça montre le degré de déshumanisation où on est rendu. C’est bien pourquoi il faudrait une commission d’enquête nationale. Il faut comprendre comment on peut remédier à cette situation. »

Pour Melissa Mollen Dupuis, les problèmes remontent à une destruction du tissu familial autochtone, notamment au temps des pensionnats. « Il existe une continuité entre la discrimination institutionnalisée et la déshumanisation aujourd’hui. »

L’identité

D’origine abénaquise, Annie O’Bomsawin-Bégin, professeure de philosophie au cégep de Saint-Jérôme, avoue un profond malaise. « Les femmes autochtones ont tellement subi de violences. Ça fait tellement partie de leur réalité qu’il m’est arrivé soudain de ne pas me sentir autochtone parce que je n’avais pas vécu des choses pareilles. Comment la violence peut-elle en arriver à faire partie de l’identité ? »

Il faut reconnaître les faits, croit-elle. « La colonisation et les lois canadiennes ont détruit les structures sociales. L’organisation politique a été changée. On a enlevé des droits aux femmes. La transmission ne se faisait plus que par le nom des hommes. Et les hommes ont pris ce qui restait, simple question de survie. »

 

La parole

Pour la poète innue Natasha Kanapé Fontaine, 24 ans, l’ennui avec toute cette histoire est qu’on se contente de regarder les choses en surface. « On est incapable encore de dire ce que sont les conséquences de la colonisation. C’est comme d’habitude : on rapporte des événements, on les critique, mais on ne nomme pas les causes. »

Selon la vieille Loi sur lesIndiens, observe l’écrivaine, les autochtones ne sont pas des citoyens canadiens. « Il y a quelque chose là-dedans à la base de la perception qu’on se fait des autochtones. Comment s’imaginer des gens qui n’existent pas ? Moi, jusqu’à 16 ans, je pensais que je n’existais pas, que les autochtones n’existent pas. »

Elle trouve regrettable que si peu d’autochtones soient appelés à parler aux médias. « Quand va-t-on arrêter de réfléchir à leur place ? Il faut pousser à parler, à écrire, à prendre la parole. Avant, la maîtrise de la langue française nécessaire pour intervenir n’était pas acquise. Là, ça change. »

« Au moins, avec une histoire comme celle de Val-d’Or, on prête désormais plus attention à ce que les femmes disent », estime Annie O’Bomsawin-Bégin, qui affirme par ailleurs avoir espoir désormais dans la jeune génération de femmes. « Nous avons maintenant des diplômes. Nous avons des formations. On investit les réseaux publics, les colloques. On voit que certaines osent maintenant s’exprimer. Ça va continuer. Dès lors qu’on parle, ce n’est pas mort. Il y a un espoir. »

Tout le monde a sa part de responsabilité dans le racisme systémique dont sont victimes les autochtones. J’espère que cette histoire de Val-d’Or ne sera pas seulement un buzz médiatique de quelques jours.

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