Et maintenant?

En prenant de l’âge, Jacques Parizeau n’a jamais déserté son coeur. Les gens qui ont acquis fortune et sécurité aspirent souvent en vieillissant à la tranquillité. On sent parfois que, devenus rentiers, ils sont plus sensibles aux cours de la Bourse qu’au cours du monde, dont l’avenir les concerne de moins en moins. Jacques Parizeau, lui, n’avait renoncé à rien. Il est resté, jusqu’au bout, attentif à la jeunesse, dont il aimait l’énergie, le désir d’agir, la capacité d’entreprendre du neuf. Il savait qu’à chaque nouvelle génération, la vie d’un peuple se rejouait, qu’à chaque recommencement, les défaites peuvent être effacées, et il se tenait encore à la croisée des chemins où se rencontrent le passé et le futur, convaincu que le Québec n’avait pas encore renoncé à tout.
Au printemps 2012, il saluait l’« étonnante persistance » des étudiants qui manifestaient, avouant se reconnaître dans leur dénonciation « de l’alliance trop étroite du pouvoir politique et de l’argent » et d’une « gestion néolibérale et comptable de la société ». Alors que certains tournaient le dos à la jeunesse ou raillaient ses espérances, il avait tendu l’oreille et distingué, parmi les cris et les heurts de la rue, la rumeur du pays dont il a rêvé toute sa vie. Dans cet « affrontement littéral entre l’idée et la force », il avait choisi son camp. Il était du côté de ceux qui refusaient l’enfermement du Québec dans la logique de l’adaptation et de la soumission gestionnaire. En pleine campagne électorale, il était même allé jusqu’à associer le coup de force législatif des libéraux de l’époque (la célèbre loi 78) à une « tentation fasciste ».
Jacques Parizeau avait le sens de l’État. On l’a lu et entendu dans toutes les tribunes depuis l’annonce de sa mort. Ce trait de caractère, dit-on, voilà ce qui faisait sa grandeur, sa valeur. Ces louanges, unanimes et méritées, étonnent tout de même un peu dans le contexte social et politique actuel. Le sens de l’État est-il une vertu admirable uniquement chez les personnalités politiques mortes ? La question se pose, car on chercherait en vain des « bâtisseurs » et des « serviteurs » de l’État parmi l’élite actuelle du pouvoir. Aujourd’hui, semble-t-il, la principale ambition des gouvernants n’est plus de « construire l’avenir », mais de déconstruire l’État ; le pouvoir n’édifie et ne fonde plus rien, il a renoncé à l’intelligence des choses et ne parle plus que la langue insignifiante des coupes, des contraintes et des restrictions.
Parizeau s’indignait de la médiocrité d’une élite qui a troqué nos rêves de liberté pour des états de compte et des factures. Voilà un économiste qui n’avait pas oublié que l’argent doit servir des finalités plus grandes que sa propre accumulation. Jusqu’à son dernier souffle, il a dénoncé la dérive comptable de la classe politique, y compris au sein de son propre parti, s’indignant devant « la religion du déficit zéro », qui « bousille tout » et « empêche de réfléchir ». On n’a pas idée du tort que cela peut faire à un peuple que de « cesser de réfléchir ». Perd-il l’habitude de penser que, rapidement, il craint son ombre, trouve les sots lumineux et cesse de construire des écoles et des hôpitaux pour bâtir des amphithéâtres sportifs au profit de millionnaires. Jacques Parizeau avait ses défauts, il a commis des erreurs, il a parfois erré. Mais cette phrase terrible, lancée par un homme amer un soir de défaite, relevait du faux pas ou de la contradiction individuelle. La pauvreté morale et intellectuelle généralisée dans laquelle s’enlise le débat public au Québec, elle, est endémique.
Et maintenant ? L’ironie veut que Parizeau nous quitte au moment où entre en scène Péladeau. Les deux hommes sont des technocrates, mais, signe des temps, Péladeau est l’homme d’une organisation économique, pas un homme d’État. La bureaucratie qu’il a gérée n’était au service que d’elle-même, pas des finalités politiques qui instituent un peuple. La nuance est de taille. On jugera Pierre Karl Péladeau à ses actes. L’engouement débridé que soulève, au sein du PQ, son accession au poste de chef cache toutefois bien mal le « champ de ruines » que déplorait Jacques Parizeau. Le mouvement indépendantiste québécois traverse des moments troubles. L’homme l’avait bien vu, tant et si bien qu’il avait appuyé, au lendemain de la mobilisation étudiante, la jeune formation Option nationale, qui croupissait pourtant au plus bas des sondages. Ultime coup de gueule contre le parti dont il a été le chef, il avait ouvertement dénoncé la tristement célèbre Charte des valeurs, soutenant que cette attaque sournoise envers « les femmes musulmanes » allait faire reculer la cause de l’indépendance. Il y a dans ce refus du « nous » frileux des conservateurs et de l’économisme étroit des gestionnaires un héritage à recevoir et à méditer, qui est peut-être la condition du renouvellement de l’indépendantisme québécois.
Jacques Parizeau est mort. Heureusement, les peuples survivent aux individus qui en font l’histoire. Mais ils meurent s’ils cessent de construire l’avenir. Puisse son départ nous redonner le courage de s’atteler à cette tâche.