Une demande de traduction irrite le juge en chef

Pour la ministre Vallée, la version traduite d’un jugement dans l’autre langue officielle doit être disponible «le plus rapidement possible» après que l’une des parties en ait fait la demande.
Photo: Kurt Raschke / CC Pour la ministre Vallée, la version traduite d’un jugement dans l’autre langue officielle doit être disponible «le plus rapidement possible» après que l’une des parties en ait fait la demande.

Le juge en chef de la Cour supérieure du Québec, François Rolland, n’a pas apprécié la « teneur » et le « ton » de la demande de traduction d’un jugement de l’anglais au français faite par l’avocat Frédéric Allali, au point où il a invité le Syndic du Barreau à ouvrir une enquête, a appris Le Devoir.

Dans une lettre datée du 15 janvier 2015, Me Allali réclame auprès de la juge de la Cour supérieure Karen Kear-Jodoin (district de Montréal) la traduction d’un jugement « entièrement rédigé en anglais ». « Dans ce dossier, le procureur de l’AMF [Autorité des marchés financiers], le soussigné ainsi que Me Chloé de Lorimier, au dossier, sont également francophones, et plus important encore notre client, Jacques Caya, est unilingue francophone. L’audition a eu lieu entièrement en français », précise l’avocat dans une lettre transmise à la juge Kear-Jodoin deux jours après avoir été informé du dépôt de sa décision par le biais d’un courriel rédigé « entièrement en anglais » de l’assistante de la magistrate. « Nous comprenons mal ce qui a pu faire en sorte qu’un jugement entièrement en anglais puisse être rendu, et que Monsieur Caya ne soit pas en mesure de lire un jugement qui scelle une partie importante de ce dossier sans l’intermédiaire de quelqu’un pour lui traduire le contenu », poursuit-il dans sa missive de deux pages.

Le juge en chef François Rolland reçoit la lettre en copie conforme. La décision est traduite de l’anglais au français en moins de trois jours. Le dossier n’est pourtant pas clos.

M. Rolland transmet le 16 janvier la lettre signée par Me Allali au Syndic du Barreau, Guy Bilodeau. « Je vous fais parvenir copie d’une lettre que j’ai reçue de l’avocat Frédéric Allali dont la teneur et le ton étonnent », écrit-il.

Le syndic adjoint Jean-Michel Montbriand est saisi du dossier. Il dépose une plainte déontologique à l’endroit de l’avocat montréalais, lui reprochant d’avoir fait « défaut de soutenir l’autorité des tribunaux ». Me Allali devra se défendre devant le Conseil de discipline de l’ordre professionnel.

Le juge Rolland s’est abstenu jeudi de détailler les motifs justifiant à ses yeux l’ouverture d’une enquête du Syndic du Barreau au sujet de la demande de traduction de l’anglais au français faite par Me Allali. « Je ne peux pas infirmer [ni] confirmer ces informations », a déclaré l’adjointe du magistrat, Marie-France Pineault, renvoyant Le Devoir au Barreau du Québec.

« Il n’y a pas encore eu d’audition dans ce dossier », a spécifié de son côté la coordonnatrice des communications au Barreau du Québec, Martine Meilleur. Elle a confirmé « la nature de la plainte » — c’est-à-dire : « défaut de soutenir l’autorité des tribunaux » —, mais pas son instigateur.

Me Allali se frottera au Syndic pour la troisième fois en cinq ans, a-t-elle fait remarquer. En 2010, il a commis des « actes dérogatoires à l’honneur et à la dignité du Barreau pour avoir donné un caractère de lucre et de commercialité à la profession ». Il a alors écopé d’une amende de 6000 $. Il est aussi visé par une plainte de « conflit d’intérêts » depuis 2011.

Tout citoyen soupçonnant un membre du Barreau d’avoir commis une infraction à son Code de déontologie peut interpeller le Syndic. « Ça peut être un membre de la magistrature », a indiqué Mme Meilleur.

« Une folie »

L’« affaire Allali » s’est transportée jeudi dans le Salon bleu. Le porte-parole de l’opposition officielle en matière de justice, Alexandre Cloutier, a pressé la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, de « mettre fin à cette folie ». « La folie de ce dossier-là, c’est le fait que l’avocat au dossier, qui a un client qui parle uniquement français, doit s’expliquer devant le Barreau du Québec parce qu’il a osé réclamer un jugement en français. Ça n’a aucun sens », a-t-il déclaré lors d’un point de presse jeudi.

« [Le Parti québécois] n’acceptera pas qu’un avocat soit traduit devant le Conseil [de discipline] du Barreau du Québec parce qu’il a simplement réclamé d’avoir accès à un jugement en français », a-t-il signalé, décrivant la situation de Me Allali de « complètement surréelle [et] invraisemblable ».

M. Cloutier presse la ministre Vallée d’intervenir afin d’assurer la saine administration de la justice, ainsi que l’application de la Charte de la langue française.

Mme Vallé a jugé « aberrante » l’« attitude » de l’élu péquiste. « [M. Cloutier] instrumentalise un dossier qui est actuellement pendant devant un comité de discipline. À titre d’avocat, il devrait faire preuve d’un peu de réserve puisque nous ne connaissons pas l’ensemble des faits ayant mené le dossier devant le Conseil de discipline du Barreau », a-t-elle affirmé à la période de questions. « Le jugement a été traduit sans frais et l’avocat a reçu copie de son jugement traduit », a-t-elle ajouté.

À cet égard, M. Cloutier voit un « non-sens » dans le fait que le choix de la langue — français ou anglais — d’un jugement appartienne exclusivement au juge et qu’une traduction puisse subséquemment être produite à demande de l’une des parties. « Lorsque les parties parlent en français, le jugement devrait être en français, ça m’apparaît être le gros bon sens », a plaidé le candidat à la direction du PQ.

Pour la ministre Vallée, la version traduite d’un jugement dans l’autre langue officielle doit être disponible « le plus rapidement possible » après que l’une des parties en ait fait la demande.

L’ex-chef du Bloc québécois Gilles Duceppe a exhorté les « bouffons en toges » à couper court à la procédure entamée contre l’avocat Frédéric Allali. « S’ils ne le font pas, l’on saura qu’ils cachent des rotules égratignées sous leurs toges à force de marcher à genoux », a-t-il soutenu dans les pages du Journal de Montréal.

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