La Charte de l’inconfort collectif

Avant même d’être née, la Charte des valeurs soulève colères et passions, sème la zizanie au sein des féministes, des souverainistes et même des musulmans, dont les rangs sont plus que jamais divisés. Dans un Québec modéré, allergique aux extrêmes, comment expliquer une telle polarisation de l’opinion publique ? Le Devoir sonde les sources de cet inconfort collectif.
Incohérence, incompréhension, précipitation : les diagnostics abondent pour expliquer le clivage et l’effervescence du débat créé par le projet de Charte des valeurs du Parti québécois. Mais le plus grand écueil semble être le mur auquel se sentent acculés plusieurs Québécois, appelés à limiter l’exercice de certains droits, pour en faire valoir d’autres. La Charte dérape sur le terrain mouvant de la hiérarchisation des droits, une mission impossible que les cours de justice commencent à peine à relever.
Depuis des semaines, la publicité diffusée pour promouvoir la Charte des valeurs québécoises réitère sa rengaine. « Synagogue. Église. Mosquée. Sacré. Égalité hommes-femmes, neutralité de l’État. Tout aussi sacré. » En théorie, tout semble s’équivaloir. Les valeurs des uns sont aussi importantes que les valeurs des autres. Mais en réalité, sur le terrain, le portrait est tout autre, comme l’a démontré cette semaine la réaction épidermique des hôpitaux et des centres de la petite enfance, confrontés à l’éventualité de devoir se priver d’employés compétents ou les congédier pour cause de symboles religieux ostentatoires.
Hiérarchiser les valeurs
Ce paradoxe profond, celui d’une Charte porteuse de valeurs où les droits n’ont pas tous voix égale au chapitre, c’est là le principal talon d’Achille du projet gouvernemental, pensent plusieurs experts consultés par Le Devoir.
« En marketing social, on ne peut pas hiérarchiser les valeurs, en abandonner une au profit d’une autre ou dire que l’égalité hommes-femmes prime la liberté de religion. Ce serait comme dire aux gens que la lutte contre le cancer est plus importante que la sécurité sur les routes. Ça ne passe pas », avance Christian Desîlets, spécialiste de la publicité sociale et professeur agrégé au Département d’information et de communications de l’Université Laval.
Le gouvernement a posé le pied sur un terrain miné en opposant dans son projet les valeurs fondamentales, profondément partagées par plusieurs Québécois, que sont la liberté de religion et l’égalité hommes-femmes.
« Ça crée une situation intolérable dans la mesure où toutes ces valeurs priment dans notre société. Opposer des valeurs dans un message, c’est éminemment explosif. Et négocier les valeurs sur la place publique, c’est une mission impossible. »
Le pouls de l’opinion publique semble lui donner raison. Si 52 % des Québécois se disent favorables à la Charte du ministre Drainville (Sondage Crop/The Gazette, 23 septembre), pas moins de 62 % d’entre eux s’opposent à ce que des employés portant des signes religieux ostentatoires perdent leur emploi (Ipsos-Reid/The Globe and Mail, 1er octobre). Comme les féministes, tiraillées entre le rejet d’un symbole de l’asservissement féminin au sein de l’État et l’éventualité de bloquer l’accès à l’emploi à une catégorie de femmes, plusieurs Québécois ne parviennent pas à réconcilier une chose et son contraire.
Allergiques aux chicanes, les Québécois se rebiffent souvent devant des politiques suscitant des clivages sociaux. « Au Québec, on aime les positions modérées, à cheval entre deux lignes. En plus, on suppose que la laïcité doit soulever autant de passion et de respect que les religions. Or, la laïcité n’est pas une valeur claire. Les gens ne sont pas « passionnés » par la laïcité. Mais bien des gens sont prêts à se battre pour la liberté religieuse », pense-t-il.
Laïcité 101 ?
Si l’on assiste à un tel clivage dans l’opinion, c’est que le débat s’effectue sur des bases essentiellement émotives et non sur des bases rationnelles. John Parisella, ex-stratège du Parti libéral, aujourd’hui professeur à HEC, estime que toute politique publique doit s’appuyer sur une réalité partagée et comprise par la population. « Il faut qu’il y ait un lien entre la compréhension du problème et la solution proposée. Tant que le problème n’est ni compris ni ressenti par tous, toute solution politique sera perçue de façon subjective », avance-t-il.
Ce fin connaisseur de la politique américaine rappelle que le projet d’assurance maladie américain a mis des décennies à susciter l’adhésion d’une majorité d’Américains. « C’est sur l’échiquier politique depuis le début du siècle. Un premier mouvement s’est fait avec Medicaid et Medicare en 1965, un projet plus large proposé par Clinton a échoué en 1995. Ça a pris toutes ces années pour quantifier le problème, trouver des solutions, des compromis, et l’Obamacare continue de faire jaser. » Dans le dossier de la Charte de la langue française, « tous les partis s’entendaient sur le principe de la survie de la langue française au Québec »,renchérit-il.
Un regard rétrospectif porté sur d’autres grands projets et réformes politiques de l’histoire québécoise amène Yves Martin, sous-ministre de l’Éducation dans le gouvernement libéral des Daniel Johnson (père) et Robert Bourassa et conseiller politique des chefs péquistes Lucien Bouchard et Bernard Landry, à dire que les grandes réformes ne se font pas sans chantiers majeurs.
« Quand on a voulu démocratiser l’éducation, Paul Gérin-Lajoie a fait le tour du Québec pendant des mois pour susciter l’adhésion à son projet. Même chose pour le projet de nationalisation de l’électricité de René Lévesque. Le ministre Drainville et la première ministre Marois n’ont pas encore fait l’effort de joindre la population pour la convaincre de la nécessité de s’affirmer en tant qu’État laïque. Le succès d’une politique découle de l’évidence de sa nécessité », dit ce pionnier de la Révolution tranquille.
Cohérence, cohérence
En brouillant le message, la Charte prête d’autant plus flanc aux critiques. Prêcher la laïcité de l’État et voler dans la même phrase au secours du crucifix de l’Assemblée nationale sème la confusion chez le public, juge Pierre Drouilly, sociologue et professeur associé au Département de sociologie de l’UQAM. « On ne peut pas vendre n’importe quoi à l’électorat. On voit d’ailleurs que même chez les francophones, majoritairement favorables au projet, l’appui s’est tassé au fil des semaines. Mais comme le temps compte et que des élections sont dans l’air, on a précipité les choses. »
Une attention médiatique hors du commun
Depuis que le sujet de la Charte des valeurs a fait irruption dans la sphère publique à la mi-août, l’espace qu’il occupe dans les médias ne se dément pas. Selon Influence Communications, la fameuse Charte s’est hissée au premier rang du top 5 des sujets les plus médiatisés au Québec depuis le 20 août, moment où l’attention accordée à la tragédie de Lac-Mégantic s’est lentement résorbée. La Charte a même accaparé presque 10 % de l’espace médiatique à la mi-septembre, ce qui est largement supérieur aux 3, 4 ou 5 % de couverture que génèrent plusieurs événements majeurs. Dans le lot des 40 000 nouvelles couvertes chaque année, seulement 250 occupent plus de 1 % de l’espace médiatique. Le même engouement se vérifie chez nos propres lecteurs. Depuis le 1er septembre, 16 des 20 textes les plus lus sur LeDevoir.com portent sur la Charte des valeurs. À la fin septembre, l’icône regroupant la totalité de nos textes consacrés à ce sujet avait été cliquée 32 000 fois… et la tendance se poursuit.