Des normes éthiques plus souples pour Turcot

L'éthique dans le projet Turcot est dans le même état que le béton de l'infrastructure actuelle: ça s'effrite. Les firmes de génie-conseil qui ont préparé les documents techniques d'appel d'offres pour la reconstruction de Turcot peuvent soumissionner afin de mettre la main sur le plus important contrat du ministère des Transports jamais octroyé.
En effet, les travaux préparatoires en cours apparaissent comme l'antichambre de la concrétisation du nouveau Turcot, avec son spaghetti de bretelles et d'échangeurs. Dans le mégadossier du CHUM et du CUSM, le gouvernement avait établi des normes éthiques moins souples. Les architectes et les ingénieurs recrutés à l'étape préliminaire pour faire les plans et devis des hôpitaux n'avaient pas eu accès au processus de soumission pour le partenariat public-privé. Pour Turcot, cette préoccupation éthique a disparu.Ainsi, il y a le consortium formé de CIMA + et SNC-Lavalin, qui a raflé les trois gros contrats définissant dans le détail les besoins du ministère des Transports (MTQ). Il s'agit notamment de l'avant-projet définitif qui comprend l'estimation des coûts.
Ces deux firmes de génie-conseil pourront soumettre leur candidature, ensemble ou non, pour obtenir le contrat en mode conception-construction de Turcot, et ce, même si elles ont développé au préalable une expertise pointue dans un dossier complexe. Selon Infrastructure Québec, qui est responsable du bon déroulement du processus, cette situation ne pose aucun problème.
«Elles n'ont aucun avantage indu par rapport à la concurrence», a soutenu la porte-parole d'Infrastructure Québec, Karla Duval. Cette dernière a expliqué qu'un «sondage d'intérêt international» a été mené à l'hiver 2011, ce qui a permis d'informer toutes les entreprises ayant des visées sur le projet, d'ici ou d'ailleurs, du rôle joué par le consortium CIMA+/SNC-Lavalin.
En entrevue hier à Dutrizac, sur les ondes de la station 98,5, le ministre des Transports, Pierre Moreau, a rejeté toute apparence de conflit d'intérêts. Pour lui, il est clair que CIMA+ et SNC-Lavalin n'ont pas une longueur d'avance sur la concurrence.
«Une fois préparés, les documents d'appels d'offres deviennent publics. Tous les autres ont accès à ces documents, sur la base desquels ils doivent nous soumettre un prix et un concept. Il y a donc égalité pour tous. Pour une recette de gâteau au chocolat, une fois que j'ai donné les ingrédients et le temps de cuisson, vous êtes capable de le faire comme moi», a déclaré le ministre Moreau.
Quoi qu'il en soit, ces deux firmes pourront également, si elles le préfèrent, soumissionner sur l'autre contrat majeur, c'est-à-dire le mandat de gestionnaire pour l'ensemble du projet. Au MTQ, on affirme que tout se fait selon les règles de l'art. D'ailleurs, souligne-t-on, les entreprises auront «un choix stratégique à faire» puisqu'elles ne pourront pas être à la fois le gestionnaire et le constructeur de Turcot.
La participation des firmes Aecom et BPR pourrait également soulever des interrogations. Ces deux firmes de génie-conseil ont la gestion des travaux préparatoires entre les mains. Elles orchestrent le travail réalisé par CIMA+ et SNC-Lavalin.
Le consortium Aecom-BPR a la possibilité de passer de la gestion d'avant-projet à celle pour le projet principal, comme l'ont confirmé le MTQ et Infrastructure Québec. Il s'agit d'un contrat estimé à 35 millions pour une période de huit ans (un an de préparation, quatre ans de supervision durant la construction et trois ans de suivi).
Toutefois, Aecom et BPR sont exclues du processus de qualification afin de concevoir et construire Turcot puisqu'elles ont participé à la préparation du cahier des charges.
Impartition ou contrôle
Le ministre Moreau s'est défendu hier de céder au secteur privé le contrôle du projet Turcot. Il a soutenu que les approbations finales relèveront du MTQ.
Comme le révélait la veille Le Devoir, le MTQ a fait fi des critiques virulentes du rapport Duchesneau à l'égard des firmes de génie-conseil qui n'ont ni plus ni moins que la mainmise sur ce ministère, en décidant d'impartir la gestion de Turcot.
«Il n'est pas vrai que les ingénieurs dans le secteur privé sont tous des bandits. Je ne le crois pas. D'autre part, il n'y a pas un seul gouvernement au Canada qui peut faire en régie interne, c'est-à-dire avec les fonctionnaires, un chantier aussi important que Turcot», a affirmé Pierre Moreau au 98,5.
À la même époque, l'année dernière, Le Devoir révélait que le complexe Turcot était au centre de toutes les convoitises, faisant craindre au gouvernement des dérapages. «On est conscients du potentiel d'anomalies, surtout avec le travail d'enquête qui a été fait au sein de l'Unité anticollusion. Certains éléments nous ont mis la puce à l'oreille», avait alors confié une source gouvernementale ayant requis l'anonymat.
Des firmes de génie-conseil font l'objet d'une enquête policière de l'escouade Marteau, de l'Unité permanente anticorruption (UPAC). Entre six et neuf firmes se concerteraient pour se partager les contrats publics. «La poule aux oeufs d'or des prochaines années, c'est Turcot», soulignait alors une source proche du dossier.
La reconstruction du complexe Turcot, inauguré en 1967, nécessitera des investissements publics d'au moins 3 milliards selon les estimations actuelles. La fixation exacte du coût de l'ouvrage sera connue lors des propositions techniques et financières des candidats, qui suivront l'étape de qualification en cours.
L'enveloppe de 3 milliards inclut les 400 millions de travaux préparatoires. On y compte également les 46,3 millions d'études techniques, selon un bilan du MTQ au 31 octobre dernier. Cet aspect du dossier a nécessité la participation de 16 entreprises, parmi lesquelles les plus importantes firmes de génie-conseil comme Dessau, SNC-Lavalin et leurs filiales (LVM et Qualitas), CIMA +, BPR, Groupe SM, Génivar et Aecom.