Une commission «taillée sur mesure»

«On a taillé sur mesure la solution qui était la bonne», a expliqué Jean Charest hier, soutenant que «plusieurs précédents de commissions d’enquête en tout genre» ont inspiré le gouvernement.
Photo: Agence Reuters Mathieu Bélanger «On a taillé sur mesure la solution qui était la bonne», a expliqué Jean Charest hier, soutenant que «plusieurs précédents de commissions d’enquête en tout genre» ont inspiré le gouvernement.

La commission d'enquête sur la construction ne pourra contraindre quiconque à témoigner, ne pourra exiger non plus la production de documents et son rapport ne comportera aucun blâme

Québec — Après deux ans de pressions de toutes parts et des semaines d'hésitation, Jean Charest a déclenché hier une «commission d'enquête» sur la construction, mais qui aura des pouvoirs d'enquête limités. «Taillée sur mesure», selon les mots du premier ministre, elle sera inapte à contraindre quiconque à témoigner, et par conséquent à offrir l'immunité à un témoin; elle ne pourra exiger non plus la production de documents et son rapport ne comportera aucun blâme. Aussi, même si elle en porte le titre, elle n'a pas été créée en vertu de la Loi sur les commissions d'enquête (L.R.Q. c-37), laquelle, justement, aurait donné des pouvoirs inquisitoires à celle qui la présidera, France Charbonneau.

Juge à la Cour supérieure du Québec, Mme Charbonneau dirigera l'enquête prévue pour durer deux ans. Elle a été désignée par le juge en chef de la Cour supérieure du Québec, François Rolland. Mme Charbonneau sera assistée de deux commissaires. Le trio fonctionnera en grande partie à huis clos, «pour recueillir toute information pertinente» sur les 15 dernières années du gouvernement du Québec. Des séances publiques sont toutefois ordonnées par le décret 1029-2011 créant la «Commission d'enquête sur l'octroi et la gestion des contrats publics dans l'industrie de la construction» (son titre officiel); mais ces mêmes séances seront réservées «aux témoignages d'experts et de témoins qui, de l'avis des commissaires, permettraient de démonter les stratagèmes, d'examiner des pistes de solution» pour enrayer la collusion et la corruption. Du reste, la commission devra produire des rapports publics d'étape. Son mandat comprend les éléments suivants: «examiner l'existence de stratagèmes», «dresser un portrait de possibles activités d'infiltration de l'industrie de la construction par le crime organisé» et examiner des pistes de solution.

Précédents?

«On a taillé sur mesure la solution qui était la bonne», a expliqué Jean Charest hier, soutenant que «plusieurs précédents de commissions d'enquête en tout genre» ont inspiré le gouvernement, qui «a toujours pris les moyens d'adopter la formule qui s'appuyait aux circonstances». Toutefois, lors de la séance d'information qui a précédé l'annonce du premier ministre, deux autres cas seulement ont pu être comparés à la commission Charbonneau: Commission scientifique et technique chargée d'analyser la gestion des barrages privés et publics dans les bassins versants affectés par la crue des eaux les 19 et 20 juillet 1996 et une «commission d'enquête instituée par l'article 181 de la Loi sur la police». Du reste, il est peu probable que le rapport Charbonneau comporte des noms d'entreprises ou de personnes visées, a-t-on appris à la séance d'information. «Rien dans le décret n'empêche les commissaires de nommer des gens», a noté M. Charest.

Le premier ministre a multiplié les arguments pour justifier sa décision de fonctionner en dehors du cadre de la Loi sur les commissions d'enquête. Selon ce qu'il a affirmé, le pouvoir de convocation d'un commissaire comporte un «revers de médaille» troublant: «Les gens qui vont venir se témoigner vont se blanchir pour des activités criminelles.» M. Charest a répété son argument avec emphase à plusieurs reprises. Lorsque des journalistes lui ont demandé de citer un cas où, dans le passé, des commissions d'enquête dotées du «pouvoir de contraindre», il en a été incapable. «Je n'ai pas l'intention de faire des hypothèses», a-t-il répondu, évasif, invoquant le fait qu'il avait consulté des experts et les policiers. «Si on arrive à cette recommandation-là, c'est parce que le droit là-dessus est très clair. Très clair», a-t-il insisté, avant d'ajouter «je ne vois pas pourquoi l'État québécois et les citoyens du Québec donneraient l'immunité à ceux qui ont commis des crimes». Une journaliste lui a fait remarquer qu'au moins trois témoins de la commission Gomery — qui pouvait contraindre à témoigner — avaient finalement été accusés devant les tribunaux. M. Charest a admis ce fait, mais en déplorant le faible nombre d'accusations portées et en soulignant que «rien dans la preuve devant Gomery [n']a servi aux poursuites criminelles».

Le premier ministre s'est réjoui que la commission puisse nourrir la preuve et les enquêtes policières. Elle sera en lien direct avec l'UPAC. Cela n'aura pas pour effet d'effaroucher toute personne qui pourrait avoir des choses à se reprocher? «J'en vois, des gens, qui parlent à tous les jours, des gens qui s'expriment sur ces questions-là. Ils auront l'occasion de partager ces informations-là», a-t-il répondu. Il a aussi fait valoir que le patron de l'Unité anticollusion, Jacques Duchesneau, a pu rencontrer quelque 500 personnes sans avoir le pouvoir de contraindre à témoigner.

Arnaque

Les partis d'opposition semblaient manquer de mots pour dénoncer la création de la commission Charbonneau. Pour la chef péquiste, Pauline Marois, «Jean Charest a bricolé ce qui s'apparente à une véritable arnaque, une patente» pour «faire croire aux Québécois qu'il crée une commission d'enquête». Elle a soutenu que la commission Charbonneau aura moins de pouvoirs qu'un coroner et qu'une commission parlementaire, laquelle peut assigner des témoins à comparaître. Par conséquent, le Parti québécois ne tentera pas d'être reconnu comme «partie» devant cet «écran de fumée», mais si certains de ses membres y sont convoqués, ils pourraient accepter de témoigner. Furieuse contre le gouvernement, elle a annoncé qu'elle déposera bientôt une motion de censure pour le défaire. Quant à Québec solidaire, il a vu dans la nouvelle commission «une sorte de vox pop où les gens qui auront envie de le faire, bien, après tout, pourront participer au débat public», selon ce qu'a déclaré la coporte-parole Françoise David. Son collègue Amir Khadir a promis au premier ministre de continuer de lui infliger le «supplice de la goutte [des révélations troublantes] qu'il a subi au cours des deux dernières années».

«Continuez de signer la pétition [en ligne sur le site de l'Assemblée nationale], continuez de protester, continuez de vous indigner. On va finir par l'avoir», a ajouté Mme David.

François Legault, cofondateur de la Coalition pour l'avenir du Québec, aurait lui aussi voulu une commission d'enquête classique puisque celle annoncée par Jean Charest n'arrivera pas à «poser un diagnostic exact à propos du cancer qui ronge le milieu de la construction».

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