Québec - L'immigration au pifomètre

Depuis le lancement au printemps des consultations sur la planification de l'immigration pour la période 2012-2015, la ministre de l'Immigration et des Communautés culturelles, Kathleen Weil, a fait l'étalage de ses indiscutables bonnes manières et surtout d'un inébranlable optimisme que certains ont toutefois qualifié de jovialisme. Pour elle, le Québec «n'est pas une société fragile», mais, au contraire, «une société extrêmement forte, extrêmement dynamique, extrêmement compétitive». Les seuils d'immigration que propose le gouvernement Charest pour les trois prochaines années témoignent de cette perception: le nombre d'immigrants admis diminuera de 4000 par rapport à 2010, une année record, mais se maintiendra à 50 000 par an, un seuil parmi les plus élevés depuis les années 70.
En ce sens, Kathleen Weil s'inscrit dans la continuité des gouvernements libéraux. Au début des années 70, le premier gouvernement de Robert Bourassa avait autorisé une hausse de plus de 50 % du nombre d'immigrants reçus pour atteindre les 32 000 nouveaux arrivants par an. Le gouvernement Lévesque avait ramené ce nombre à quelque 20 000 immigrants et jusqu'à 15 000 en 1978 et 1983 en raison du chômage qui sévissait.Au retour de Robert Bourassa en 1985, le gouvernement libéral a décidé d'ouvrir les vannes: le nombre d'immigrants reçus a bondi de plus de 300 % pour atteindre le sommet de 52 000 en 1992. Dès 1994, le gouvernement Parizeau a fermé le robinet et réduit à quelque 27 000 le nombre d'immigrants reçus. À la fin de la décennie, les seuils ont été graduellement augmentés pour se situer à près de 38 000 en 2002, dernière année d'un gouvernement péquiste.
Dès 2003, le gouvernement Charest a décidé d'accueillir davantage d'immigrants. Mais c'est avec son plan triennal 2008-2010 qu'il a donné un grand coup, le nombre de nouveaux arrivants passant de 45 000 à 54 000. Pour justifier cette hausse, on invoquait essentiellement le vieillissement de la population et les pénuries de main-d'oeuvre qui menaçaient l'économie du Québec.
Certains y verront une stratégie machiavélique que déploie le Parti libéral pour favoriser sa domination politique au Québec. «Malgré une francisation relative de l'immigration, l'appui au Parti libéral du Québec demeure proportionnellement plus fort chez les immigrants que chez les natifs. Le gouvernement a donc un intérêt objectif à faire diminuer la part relative des natifs dans la population», écrivent le philosophe Benoît Dubreuil et le démographe Guillaume Marois dans leur ouvrage paru en février dernier et intitulé «Le remède imaginaire - Pourquoi l'immigration ne sauvera pas le Québec».
Manque de consensus
Au delà de ces considérations partisanes, un niveau élevé d'immigration est perçu en soi comme bénéfique par le gouvernement libéral. Kathleen Weil incarne parfaitement ce courant de pensée en jugeant de façon «positive» l'afflux record d'immigrants sans égard aux difficultés d'intégration en emploi qu'éprouvent un grand nombre d'entre eux. «Le Québec n'est pas une société fermée. C'est une société ouverte au pluralisme. C'est toute la société qui est en train de prendre conscience qu'il y a quelque chose à aller chercher dans cette diversité», a-t-elle déclaré au Devoir en mars.
De fait, dans les démocraties libérales, l'immigration est un phénomène normal mais «l'augmentation de l'immigration ne saurait être une finalité en soi», jugent Benoît Dubreuil et Guillaume Marois. Chez les économistes, il n'existe d'ailleurs pas de consensus sur l'apport des immigrants à l'enrichissement collectif, souligne Gilles Grenier, un économiste de l'Université d'Ottawa spécialisé en matière d'immigration. Même pour pallier les pénuries de main-d'oeuvre — le principal argument économique que présente le gouvernement Charest pour justifier des seuils d'immigration plus élevés —, l'immigration n'a qu'un effet marginal, relève le chercheur.
Lors des consultations publiques en commission parlementaire cet été, le Comité d'adaptation de la main-d'oeuvre pour les personnes immigrantes (CAMO-PI) est venu jeter un pavée dans la mare. Même si Québec sélectionne mieux ses immigrants en favorisant les travailleurs qualifiés depuis au moins une décennie, et en particulier avec l'introduction d'une nouvelle grille de sélection il y a deux ans, «le taux de chômage des immigrants augmente dans le temps», écrit le CAMO-PI dans son mémoire. Entre 2001 et 2006, la situation des nouveaux arrivants, tant ceux qui sont arrivés depuis moins de cinq ans que les immigrants qui sont au Québec depuis cinq à dix ans, s'est dégradée.
Les conséquences sont sérieuses: à 12,5 %, le taux de chômage chez les immigrants au Québec est de 60 % plus élevé que pour la population en général. Dans la communauté immigrante maghrébine, le taux de chômage dépasse les 25 % et le taux d'activité est à l'avenant. De plus, les seuils d'immigration n'ont pas été réduits pour tenir compte de la récession, ce qui n'a certes pas aidé les choses.
Études inexistantes
Le gouvernement Charest ne dispose d'aucune étude qui lui permettrait de déterminer de façon objective et optimale les seuils d'immigration. Selon Gilles Grenier, ces études n'existent tout simplement pas. Et Québec n'en a pas commandé. La détermination de ces seuils — 55 000 comme en 2010, 50 000 pour les trois prochaines années ou encore 45 000 comme le propose, après l'Action démocratique du Québec, François Legault, est arbitraire.
Quant à la francisation des immigrants, les données de ministère de l'Immigration et des Communautés sont parcellaires. En 2010, 65 % des immigrants sélectionnés disaient connaître le français. Mais le MICC n'a pas de données précises sur leur niveau de connaissance de la langue. Le quart d'entre eux ne connaîtraient pas suffisamment le français pour exercer leur profession, selon l'évaluation du MICC, un constat qui a conduit la ministre à imposer des tests de français «standardisés» aux candidats à l'immigration dans leur pays d'origine.
En outre, de 30 % à 40 % des immigrants qui n'ont aucune connaissance du français en arrivant au Québec ne s'inscrivent pas au cours de français qui leur sont offerts. On note également qu'à Montréal, la moitié des immigrants travaillent en anglais. Qui plus est, comme le bilinguisme est souvent un critère d'emploi, le gouvernement, par l'entremise d'Emploi-Québec, paie des cours d'anglais aux immigrants francophones d'origine maghrébines afin d'améliorer leur «employabilité» dans la région montréalaise.
Plusieurs organismes qui se sont présentés en commission parlementaire, notamment le Conseil supérieur de la langue française (CSLF), ont déploré que le gouvernement n'allouât pas suffisamment de ressources à la francisation et à l'intégration des immigrants pour répondre aux besoins réels. Le gouvernement a haussé le nombre d'immigrants admis au Québec sans augmenter ses ressources en conséquence.
Bref, c'est un préjugé favorable, et non une analyse objective des données, qui dicte la planification de l'immigration au Québec. Comme l'écrivait le Vérificateur général du Québec l'an dernier, le ministère «n'utilise pas d'indicateurs socioéconomiques pour bien cerner la capacité réelle du Québec à accueillir et à intégrer en emploi les nouveaux arrivants. Sans évaluation, le ministère ne peut s'assurer que la province est capable de supporter les hausses progressives des volumes d'immigration, tout en optimisant les retombées de l'immigration sur le développement du Québec.» Les seuils d'immigration sont fixés à l'estime, sans autre politique que l'optimisme bon enfant et l'idéal pluraliste de Kathleen Weil.