Un métro, deux visions - La Pocatière fête pendant que Montréal s'interroge

Pendant que La Pocatière pousse un immense soupir de soulagement à la suite de la décision de Québec d'accorder de gré à gré le contrat des voitures de métro au consortium Bombardier-Alstom, Montréal s'interroge encore, comme si deux visions s'affrontaient: celle de la Ville et celle des régions.
Les contribuables auraient-ils épargné des millions de dollars si un appel d'offres avait été lancé pour le contrat du métro de Montréal? C'est la question qui demeurait en suspens hier, au lendemain de l'adoption unanime, par les membres de l'Assemblée nationale, d'une loi spéciale qui permettra à la STM de procéder sans appel d'offres à l'acquisition de 468 voitures de métro au coût unitaire de 2,64 millions.L'atmosphère était à la fête mardi, lorsque le premier ministre Jean Charest a annoncé à La Pocatière l'octroi du contrat sans appel d'offres au consortium Bombardier-Alstom. Les employés de l'usine de Bombardier, qui ont passé par toute la gamme des émotions depuis quatre ans et demi, osaient désormais croire que cette fois, c'était la bonne.
«Dans les représentations qu'on a faites depuis le printemps, on disait qu'on était inquiets pour la survie de notre usine. Ce n'était pas des blagues, a expliqué cette semaine Mario Lévesque, président du Syndicat des employés de Bombardier La Pocatière (CSN). Ça fait 35 ans que je travaille chez Bombardier. On a eu des hauts et des bas. Je n'ai jamais vu ça. Notre carnet de commandes était pratiquement vide.»
Mettant fin à l'incertitude, l'annonce du gouvernement est un baume pour la région du Bas-Saint-Laurent, avec des retombées ailleurs au Québec. Le contrat d'un peu plus de 1,2 milliard de dollars, qui doit être signé d'ici un mois, procurera du travail à 775 employés de Bombardier au cours des huit prochaines années, assurera une centaine d'emplois à Saint-Bruno ainsi qu'une cinquantaine d'autres aux installations d'Alstom à Sorel-Tracy, en plus de profiter à quelque 90 fournisseurs québécois.
À l'heure actuelle, l'usine de La Pocatière emploie 375 travailleurs, alors qu'il y a dix ans 1300 employés y oeuvraient. D'ici à ce que la construction des voitures du métro commence, soit dans un an, le nombre d'employés baissera en raison des mises à pied déjà annoncées. Au mois de mars 2011, il ne restera plus que 175 employés, avec la fin de contrat des voitures multiniveaux de l'Agence métropolitaine de transport. Le contrat du métro tombe à point.
Annonce préélectorale ?
À Montréal toutefois, la perspective est différente. La STM venait de faire les dernières retouches à son appel d'offres lorsque le gouvernement a décidé de retarder la procédure d'une semaine afin de s'entendre avec Bombardier-Alstom. Cette manoeuvre apparaît d'autant plus suspecte qu'une élection complémentaire devra avoir lieu dans la circonscription de Kamouraska-Témiscouata pour pourvoir le siège de Claude Béchard, emporté par un cancer.
Mercredi, à l'occasion d'une séance extraordinaire du conseil municipal à Montréal, les partis d'opposition ont tous vanté les mérites de Bombardier et applaudi aux impacts de cette décision pour les employés de ce fleuron de l'économie québécoise. Mais ils n'ont pas manqué de reprocher à Gérald Tremblay la mollesse de sa réaction devant le coup de force de Québec. Rappelons que quelques heures après la conférence de presse de Jean Charest à La Pocatière, le maire avait exprimé une certaine satisfaction au sujet du dénouement de cette saga. «C'est une bonne nouvelle pour Montréal parce qu'on va avoir nos voitures de métro plus rapidement», avait-il dit lors d'un point de presse.
«Je pose la question au maire: est-il à l'aise avec le fait que les contribuables montréalais vont peut-être dépenser des dizaines ou des centaines de millions de dollars de plus pour que le gouvernement libéral garde une circonscription dans une élection partielle?», a demandé le conseiller de Projet Montréal, François Limoges, lors de l'assemblée du conseil municipal, dans une énième tentative des élus de l'opposition pour arracher un aveu au maire qui défendait la décision du gouvernement sans grande conviction.
Exaspéré, le maire a subitement changé de discours: «J'aurais préféré un appel d'offres international», a-t-il finalement reconnu, avant d'expliquer que, selon lui, seul un appel d'offres aurait garanti à la STM qu'elle obtenait le meilleur prix possible pour ses voitures.
«La décision est prise, a-t-il ajouté. Essayons d'en tirer le meilleur parti et surtout de voir à ce qu'à l'avenir on n'ait pas à vivre un scénario comme celui-là pendant une période de quatre ans.»
En coulisse, on indique qu'il y a une dizaine de jours, le maire a mené d'intenses discussions avec Québec pour défendre la position de la STM, qui souhaitait un appel d'offres. Peine perdue, car le gouvernement Charest a imposé sa décision à la STM et au maire de Montréal, qui n'ont eu d'autre choix que de s'y conformer.
Il faut se rappeler que, malgré sa population de 1,6 million d'habitants, Montréal ne représente pas un réel enjeu électoral pour le gouvernement, alors que la circonscription de Kamouraska-Témiscouata deviendra bientôt le théâtre d'une bataille électorale. Les autres partis à l'Assemblée nationale tenteront également de mettre le grappin sur cette circonscription et auraient été mal venus de ne pas donner leur appui aux libéraux.
Le juste prix
Les Québécois et les Montréalais auraient-ils pu obtenir un meilleur prix avec un appel d'offres? C'est ce que croient les élus montréalais, d'autant plus que le constructeur CAF (Construcciones y Auxiliar de Ferrocarriles) prétend qu'il pourrait fournir des voitures à 1,43 million.
Toronto paie 2,1 millions l'unité pour des voitures climatisées construites par Bombardier et dont la taille excède de 50 % celle des voitures du métro montréalais. À Santiago, CAF et Bombardier ont proposé des voitures sur pneumatiques pour 1,7 million l'unité, alors que celles que Kawasaki fournit à Washington, d'une taille semblable à celle des voitures de Toronto, coûteront 2,07 millions chacune. À 2,6 millions par voiture, le prix obtenu par Québec ne semble pas, à première vue, constituer une aubaine. Mais le ministre des Transports, Sam Hamad, n'en démord pas. Québec paiera le «juste prix», a-t-il répété cette semaine.
Abruptement exclue de la course pour le contrat, CAF songe à s'adresser aux tribunaux pendant que Bombardier et Alstom jubilent.
Pour ceux qui se sont étonnés de ne pas voir de représentant d'Alstom à la conférence de presse de mardi à La Pocatière, le porte-parole de Bombardier, Marc-André Lefebvre, répond que les entreprises en transport n'ont pas l'habitude de laisser leurs «compétiteurs» entrer dans leurs usines afin de protéger leur propriété intellectuelle. «De la même façon, si la conférence de presse avait eu lieu à Sorel-Tracy, on n'y serait pas allés», a-t-il expliqué.
Quand on lui fait remarquer que même le logo d'Alstom n'apparaissait pas en arrière-plan lors de l'événement, il rétorque: «On était chez nous. Oui, on travaille en consortium aujourd'hui, mais sur plein d'autres contrats, on est concurrents. La semaine dernière, Alstom nous amenait en cour en Italie. Les alliances ponctuelles sont normales.»
Fin d'un feuilleton
Québec espère pouvoir tourner la page de ce feuilleton qui a duré quatre ans et demi. Rappelons qu'en 2006, le gouvernement du Québec avait tenté d'octroyer de gré à gré le contrat à Bombardier, même si la STM souhaitait un appel d'offres. Le constructeur européen Alstom avait contesté ce traitement préférentiel et le tribunal lui avait donné raison, obligeant du même coup la STM à lancer un appel d'offres public international. Seuls Bombardier et Alstom avaient signifié leur intérêt en déposant une offre conjointe.
Leur soumission n'était toutefois pas conforme et dépassait même de 500 millions le prix qu'envisageait de payer la STM avec des voitures à 3,5 millions. Avec l'autorisation du gouvernement, la société de transport a entrepris des négociations avec le consortium, qui a baissé son prix à 2,64 millions la voiture, a-t-on appris cette semaine. Pour consentir cette réduction, Bombardier et Alstom ont toutefois exigé que la commande grimpe à 765 voitures de métro avec une option pour 288 voitures supplémentaires.
On connaît la suite: comme le nombre de voitures en jeu avait augmenté, la STM a dû lancer un avis d'intention qui a marqué l'entrée en scène de CAF. Lorsque Bombardier et Alstom ont appris que CAF se qualifiait, ils se sont adressés à la cour, qui les a déboutés.
Si tout va bien, la première rame de métro sera livrée à la STM en 2013 pour une mise en service l'année suivante. Les vieilles voitures MR-63 prendront graduellement leur retraite. À la STM, on indique que certaines d'entre elles iront prendre du repos au musée de Saint-Constant, alors que les autres seront recyclées.