La dictature de la charité?

Le PPP social, ou partenariat public-philanthropique, a le vent dans les voiles. L'injection d'argent frais pour le développement des jeunes ou la persévérance scolaire passe de plus en plus par la création de fonds gérés de façon paritaire par le gouvernement et la Fondation Lucie et André Chagnon: plus de 1 milliard de dollars sur 10 ans. Des critiques commencent à s'élever contre ce nouveau modèle de gouvernance.
Le siège social de la Fondation Lucie et André Chagnon est situé au coin des rues McGill College et Sherbrooke, à Montréal, quelques étages au-dessus des bureaux du premier ministre du Québec. Simple hasard? Probablement. Mais l'influence de cette fondation sur le gouvernement de Jean Charest est incontestable. Depuis deux ans, des partenariats pour un montant total de 1,1 milliard ont été conclus (une moitié provenant de la Fondation et l'autre du gouvernement), dont 600 millions depuis quelques mois.Accueilli comme un apport d'argent frais par plusieurs, le modèle en fait néanmoins sourciller d'autres, qui craignent de voir l'État abdiquer ses responsabilités dans le champ social.
L'argent public est-il mieux dépensé ainsi? Est-ce que le gouvernement se laisse dicter ses politiques par un riche mécène? Qu'arrivera-t-il lorsque les priorités de l'organisme de charité changeront ou lorsque les partenariats arriveront à échéance dans 10 ans? Voilà autant de questions qui affleurent aux lèvres de plusieurs intervenants oeuvrant auprès des jeunes, tant dans le communautaire que dans le réseau public.
Influente, la Fondation Chagnon (FC) n'en est pas moins discrète. Elle a d'ailleurs récemment refusé de se présenter en commission parlementaire alors que les députés étudiaient le projet de loi 7 créant le Fonds de développement des jeunes enfants dans lequel le gouvernement investirait 150 millions sur 10 ans et la Fondation, 250 millions. «Le projet de loi appartient au gouvernement. On est soit trop près, soit trop loin. On s'est dit que le projet serait évalué au mérite par les parlementaires», explique, un peu embarassé, le vice-président de la FC, Jean-Marc Chouinard.
Discrète, la FC l'est aussi dans ses actions. Des partenaires ont expliqué au Devoir être tenus par une entente de confidentialité de ne pas dévoiler les montants de certaines subventions obtenues.
Trois projets dans l'air
Quoi qu'il en soit, trois nouveaux partenariats entre les Chagnon et le gouvernement sont en train de se concrétiser ce printemps: un pour les jeunes enfants pauvres, un pour la persévérance scolaire et un autre pour les aidants naturels des aînés (avec la fiducie familiale SojecciII). Ces trois initiatives s'ajoutent au Fonds pour le développement de saines habitudes de vie, en vigueur depuis 2007.
Le modus operandi est sensiblement le même. Les trois quarts des fonds vont dans les communautés locales, tandis que l'autre quart sert à des campagnes nationales. Le modèle d'intervention préconisé repose sur la mobilisation des intervenants d'une communauté, sur le recours aux meilleures pratiques telles que documentées par des recherches et sur l'évaluation des résultats.
L'approche rappelle celle d'une recherche scientifique ou d'une entreprise privée en quête de résultats. «L'idée n'est pas de faire comme un programme gouvernemental qui devient un service à la population. On veut plutôt donner un soutien aux communautés pour qu'elles s'outillent, deviennent plus compétentes et prennent leur destin en main. [...] On travaille dans une perspective d'autodisparition», explique la directrice des opérations du développement des enfants et des communautés à la FC, Sophie Harnois, rappelant que tous les partenariats ont une durée de vie limitée (d'un maximum de 10 ans).
Des critiques
Avec ses structures de partenariats qui gèrent des fonds publics, ses agents de développement locaux et ses méthodes d'intervention, la FC se distingue des fondations qui se contentent de verser de l'argent lorsqu'un projet cadre avec leurs objectifs.
La recette Chagnon est accueillie froidement dans certains milieux. Souvent chuchotée, parce que l'argent est quand même le bienvenu, la critique est néanmoins bien présente.
«C'est une approche d'experts, le nouveau modèle de gestion par cible, hautement scientifique. [...] Des gens qui ont beaucoup d'argent et des idées décident de ce qui est bien pour les pauvres. On ne demande pas à la population pauvre du quartier Jean-Dallaire de quoi ils ont besoin», dénonce Vincent Greason de la Table ronde des organismes volontaires d'éducation populaire de l'Outaouais. Depuis un peu plus d'un an, M. Greason tient un blogue — Observatoire Fondation Chagnon — pour mieux faire connaître les faits et gestes de la discrète fondation.
La Centrale des syndicats du Québec (CSQ) vient pour sa part tout juste de décider d'organiser un événement public cet automne sur les PPP sociaux. Le président de la centrale, Réjean Parent, s'indigne de voir les «missions de l'État cédées à un conseil d'administration fantoche, dont la moitié est composée de la Fondation Chagnon». S'il salue la charité ordinaire, il considère que lorsqu'on veut orienter les politiques publiques, «on n'a qu'à se faire élire».
«À ce compte, j'appréciais plus les fondations des communautés religieuses: elles faisaient acte de charité sans commander les orientations de l'État», lance le syndicaliste dont les membres sont très présents dans le réseau de l'éducation. Par exemple, il estime que les sommes pour le développement des jeunes enfants auraient été mieux dépensées dans l'ouverture systématique de classes de prématernelle pour les enfants de quatre ans.
Michel Parazelli, professeur de travail social à l'Université du Québec à Montréal, dénonce pour sa part le peu d'importance accordée par les intervenants qui gravitent autour de la FC aux conditions de vie des familles. L'insistance à travailler sur le développement des compétences parentales et le développement psychomoteur des enfants fait fi des problèmes réels de pauvreté au profit d'une vision déterministe, souligne-t-il.
Lors de la commission parlementaire sur le projet de loi 7 en avril, la plupart des groupes entendus ont d'ailleurs émis de sérieuses réserves sur ce nouveau mode de gouvernance. Parmi les quelques mémoires lui étant franchement favorables, on retrouve notamment la Direction de la santé publique de Montréal, qui mène par ailleurs conjointement avec la FC une réflexion sur la maturité scolaire des enfants.
Le directeur de la santé publique de Montréal, Richard Lessard, considère comme une «excellente nouvelle» l'investissement en prévention, habituellement le parent pauvre des discours du budget. Il reconnaît néanmoins que tant les organismes communautaires que les réseaux publics sont à la recherche de financement pour leurs programmes. «Cet argent ne va pas pour consolider les programmes actuels, mais pour faire autre chose, autrement. [...] J'aime mieux du concret que des promesses», explique M. Lessard, loin d'être convaincu que les sommes ainsi versées par Québec auraient autrement été utilisées aux mêmes fins par les programmes gouvernementaux.
Les mêmes objectifs
Le ministre de la Famille, Tony Tomassi, réfute l'interprétation voulant que son gouvernement se laisse dicter ses priorités par des mécènes. «La mission de la Fondation Chagnon est identique à celle du gouvernement et du ministère de la Famille», affirme d'emblée le ministre, dont le projet de loi sur le développement d'un fonds pour les jeunes enfants devrait bientôt faire l'objet d'une étude détaillée par les parlementaires.
Il réfute les critiques voulant que l'État se déleste ainsi de ses responsabilités, soulignant que les objectifs du partenariat «cadrent de façon non équivoque avec la mission de l'État, soit de favoriser l'épanouissement des familles et le développement des enfants». Refuser l'aide de la Fondation Chagnon, ce serait «mettre de côté 25 millions par année pour les enfants», soutient M. Tomassi, qui attribue les critiques au caractère récent du mécénat dans la société québécoise.
Le vice-président de la FC, Jean-Marc Chouinard, est bien conscient du discours de ses détracteurs. «Nous marchons sur un fil de fer pour concilier la culture pratico-pratique sur le terrain et l'expertise. On essaie d'avoir un rôle de facilitateur entre ces deux façons de voir le monde.»
Quant au reproche voulant qu'on passe à côté de la racine du problème de la pauvreté, soit les revenus, les conditions de logement et l'alimentation, M. Chouinard réplique que «s'il y a un domaine où une fondation ne doit pas aller, c'est celui-là. S'il y a un rôle de l'État qui est clair, c'est celui-là».