Le cinquième pouvoir

Photo: Radio-Canada
Le Mario Dumont créé par Serge Chapleau pour son émission Et Dieu créa... Laflaque.
Photo: Photo: Radio-Canada Le Mario Dumont créé par Serge Chapleau pour son émission Et Dieu créa... Laflaque.

Les politiciens considèrent de plus en plus les émissions d'humour comme des incontournables. Après le quatrième pouvoir, celui de la presse, un cinquième pouvoir, «humoristique» celui-là, serait-il en train de naître?

Québec — Jean Charest et Pauline Marois qui font la pub de la très attendue émission de Marc Labrèche, dont la première sera diffusée ce soir à la télévision de Radio-Canada. Stéphane Dion qui va chez Infoman après avoir critiqué ce type d'émission pendant des années. Bob Rae qui se jette nu à l'eau avec Rick Mercer. Les humoristes ont un tel pouvoir aujourd'hui que les politiciens les considèrent comme des incontournables. Dans l'entourage de Mario Dumont, par exemple, on s'est désolé du fait que «le chef de l'opposition» n'ait pas été invité à figurer dans la publicité de Labrèche. Du reste, même si l'émission Et Dieu créa... Laflaque présente depuis l'automne un portrait plutôt dur du chef adéquiste — ce qui, du reste, a coïncidé avec sa baisse dans les sondages —, un de ses conseillers refuse de s'en plaindre. Au contraire, répond-t-il, «tout le monde nous dit: "Enfin, Mario a sa marionnette!" Sinon, t'es pas important».

Une situation qui s'est produite en pleine émission d'humour, le Daily Show de Jon Stewart, aux États-Unis, illustre de manière forte la nouvelle importance des humoristes. Le 24 mai dernier, l'ancien vice-président Al Gore était invité à présenter son livre Reason (dans lequel il déplore que la «raison» et la logique aient de moins en moins d'importance dans la prise de décision de nos jours). L'entrevue se déroule bien. On rigole. Soudain, Al Gore déplore que les médias ne couvrent pas assez les travaux du Congrès, qu'ils préfèrent traiter de non-nouvelles liées aux célébrités comme Britney Spears et Paris Hilton. Jon Stewart lance alors que ceux qui sont censés jouer le rôle de filtre, les médias, ne font pas leur travail. Gore acquiesce et ajoute qu'il y a une «frontière entre le divertissement et l'information qui a été abolie»... Tout de suite, il se rend compte de l'énormité qu'il vient de lancer, précisément sur le plateau d'un comedy show. «Pourquoi vous me regardez comme ça?», lui rétorque Jon Stewart, ironique. Gore s'esclaffe: «Pas à cette émission, bien sûr!», et l'auditoire croule de rire. Pause publicitaire.

Au retour, Gore brode une explication: «En fait, lorsqu'on veut éviter toutes les balivernes des médias et aller au coeur de la nouvelle la plus importante de la journée, c'est votre émission qu'il faut écouter. C'est paradoxal, mais c'est vrai. Au Moyen Âge, le fou du roi [court jester] était parfois le seul à être autorisé à dire la vérité sans craindre d'être décapité. Dans l'environnement médiatique actuel, faire des blagues sur les choses sérieuses est à peu près la seule façon de contourner [les défauts des médias contemporains].»

Un phénomène massif

Plusieurs s'accordent avec l'ancien vice-président des États-Unis pour dire que le phénomène peut sembler ancien. Spécialiste de l'humour et de la caricature, Mira Falardeau rappelle la fête des fous du Moyen Âge, où les personnages de pouvoir qu'étaient les prêtres se travestissaient et «montaient debout sur l'autel pour chanter des chansons obscènes». Professeur de journalisme à l'Université Laval, Florian Sauvageau souligne aussi que «l'humour et la politique faisaient déjà bon ménage à la télé il y a 40 ans. Pensons aux Couche-tard et au P'tit Café, dont une des vedettes, Normand Hudon, était aussi caricaturiste». Même Pierre Elliott Trudeau — qui, en 1993, avait pourtant failli émasculer un Pierre Brassard déguisé en Raymond Beaudoin, ce faux journaliste insolent — s'était déjà lui-même permis quelques pirouettes, note M. Sauvageau.

À d'autres égards, toutefois, on semble bien loin des débuts de la télé et encore plus du Moyen Âge. Car le phénomène de l'humour est devenu massif. C'est un véritable pouvoir économique, note Jean-Herman Guay, politologue à l'Université de Sherbrooke. Les humoristes sont globalement les artistes les mieux payés (le magazine Commerce a déjà parlé d'«humoriches»). Gérard D. Laflaque a plus d'auditoire que Bernard Derome. Aux États-Unis, Howard Kurtz, dans son livre Reliable Sources, soutient qu'un des personnages les plus influents sur les lecteurs de nouvelles d'aujourd'hui est... Jon Stewart.

Or, si les salles des humoristes sont remplies, celles «des partis politiques et des associations [syndicats, groupes de pression, etc.]» sont «très souvent vides», souligne Jean-Herman Guay. Ce qui n'est pas sans lien avec l'omniprésence de l'humour sur la place publique, qui marque une véritable rupture par rapport au passé. «Le rire semble devenu un critère du bon discours et de sa réception, explique M. Guay. L'équation est simple: pas de rire = c'est plate = donc, je n'y vais pas! Cette logique frappe nos politiciens et les incite à se métamorphoser, mais elle percole aussi dans toute la société, ce qui est très inquiétant.» Florian Sauvageau rappelle à ce sujet que l'écrivain américain Neil Postman avait annoncé, il y a près de 20 ans, la montée du divertissement total dans son célèbre essai Se divertir à en mourir (Amusing Ourselves to Death - Public Discourse in the Age of Show Business).

Au fond, avec les nombreuses émissions d'humour et avec l'humour dans toutes les émissions, c'est la fête des fous à longueur d'année. En 2004, l'ancien premier ministre français Michel Rocard soutenait dans Le Monde qu'il y avait là un renversement: «Nos rois avaient leurs bouffons. Mais le bouffon du roi n'entrait pas dans la cathédrale. Aujourd'hui, les bouffons occupent la cathédrale et les hommes politiques doivent leur demander pardon, ce qui fait que ne viendront plus à la politique que les ratés de leur profession.»

Quatrième, cinquième?

Les humoristes auraient donc développé une sorte de «cinquième pouvoir» qui, comme le quatrième (la presse), ne prend pas de décision directe mais influence grandement les choix collectifs, notamment ceux qui concernent les personnalités (car l'humour se concentre très souvent sur celles-ci). «Ça ressemble à une variante du quatrième pouvoir», dit le politologue Vincent Lemieux. «Cinquième pouvoir», l'expression est belle, mais elle «est déjà prise», note Florian Sauvageau. Certains l'ont déjà utilisée pour l'audiovisuel (pensez à The Fifth Estate, à CBC), d'autres pour désigner le pouvoir des internautes.

Le pouvoir des humoristes fait tout simplement partie d'un pouvoir plus grand, celui des «médias» en général: «les médias comme machines, la communication», qui a pris la place de la presse, dit Marc-François Bernier, professeur de journalisme à l'Université d'Ottawa. Paradoxalement, les jeunes apprécieraient les émissions d'humour politique précisément parce qu'elles critiquent les médias... et ce, même si ces émissions font partie du système médiatique. «Dans l'ordre du pouvoir symbolique, les médias ont remplacé le clergé au Québec, soutient M. Bernier. Les humoristes sont les fous du roi qui peuvent enfin accéder au trône à la condition d'en déloger les journalistes, qui ont perdu leur pouvoir exclusif.» D'où le fait que tant de journalistes dénoncent «les nouveaux venus», ceux qui «jouent le jeu de l'humour et du divertissement».

Remarquons que lorsqu'ils se définissent eux-mêmes, les humoristes, caricaturistes et amuseurs se donnent — en dérision, bien sûr — des titres de pouvoir: ils sont soit un dieu (qui crée Laflaque... ), soit un roi (Guy A. Lepage a un «fou» pour l'amuser), soit un superhéros (Infoman).

Certains, comme Mira Falardeau, refusent d'y voir un pouvoir: «Le rire en soi n'est pas un pouvoir; il libère des tensions, il amuse, il relaxe.» Selon elle, «quand Pauline, Charest et Dion vont dans une émission comique, ils n'entrent pas dans une cathédrale, bien au contraire, ils descendent dans la rue, ils se mélangent au peuple, ils disent: "Regardez, nous aussi, nous sommes des humains, nous aimons rire, faire les idiots." Ils pensent se faire du capital politique, comme on dit». (Ce qui ne réussit pas toujours, comme l'a appris à ses dépens l'ancien chef péquiste André Boisclair, dont la crédibilité a été remise en question après sa participation à une parodie de Brokeback Mountain.)

Dans la même veine, le politologue Marc Chevrier, de l'UQAM, voit dans le phénomène de l'humour une tendance «de la démocratie à abolir les hiérarchies, les hauteurs». Afin de plaire à l'électorat, les membres de la classe politique cherchent à montrer qu'ils sont «au niveau de leur base», «qu'ils se divertissent comme tout le monde».

Socialisation

Une autre dimension du pouvoir humoristique a été mise en relief par un chercheur français, Vincent Tournier. En 2005, il a publié une étude à propos de l'influence des Guignols de l'info sur «la socialisation politique des jeunes». Cette émission satirique dans laquelle la classe politique est caricaturée sous forme de marionnettes de latex a été créée en 1988 et est une véritable institution en France. Selon M. Tournier, l'émission est loin de constituer «une simple occasion de divertissement». Un certain cynisme s'en dégage, dit-il. Par exemple, les fans des Guignols sont plus nombreux à croire que «la plupart des dirigeants sont corrompus».

Le rôle de l'humour en politique «devrait être pris davantage au sérieux». Bien sûr, dans le passé, il a permis de «délégitimer des régimes autoritaires», écrit-il. De plus, en France, le fait que les humoristes «désacralisent les élites» est plutôt positif puisque celles-ci ont tendance à «se prendre trop au sérieux».

Mais c'est la plupart du temps une sorte de succédané d'humour qu'on nous sert, déplore François Ricard, professeur de littérature à McGill. Un rire inoffensif qui «rend sympa», comme lorsque le premier ministre va à Infoman pour se donner une image «de gars cool». Le véritable humour a au contraire «quelque chose de satanique en ce qu'il met en question, complexifie [et découronne] ce qui semble aller de soi», souligne M. Ricard.

En même temps, le rire peut avoir une face sombre. Rire ne signifie pas qu'on est libéré. Le rire sert la critique mais ne propose rien. Vincent Tournier rappelle au surplus ce que le philosophe Henri Bergson avait souligné: rire peut insensibiliser, provoquer «une anesthésie du coeur».

Pour Jean-Herman Guay, de l'Université de Sherbrooke, quand, dans le discours public, on laisse toute la place à l'humour, on oublie que le rire simplifie. Pourtant, les enjeux politiques sont de plus en plus complexes. Aussi, le rire a beau jeu puisqu'il suscite un «plaisir fondamental». En comparaison, la chose publique, elle, nécessite une ascèse et paraît bien aride. Elle n'est pas «divertissante».

Montesquieu disait que pour éviter une tyrannie, il faut que «le pouvoir arrête le pouvoir». Ainsi, dit M. Guay, il faudra qu'on trouve des contrepoids au pouvoir de l'humour. Mais l'humour est rusé: «Il a toujours une position de repli qui se résume à répondre: "Voyons, ce n'était qu'une blague!"»

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