Viaduc de la Concorde - Johnson multiplie les blâmes
Normes de conception aujourd'hui périmées, cafouillages majeurs durant la construction et gestion totalement déficiente de l'ouvrage... Le rapport de la Commission d'enquête sur l'effondrement du viaduc de la Concorde, rendu public hier, multiplie les blâmes aux constructeurs, aux ingénieurs et au gestionnaire de l'ouvrage qui s'est écroulé le 30 septembre 2006, tuant cinq personnes et en blessant six autres.
De tous, c'est toutefois le ministère des Transports (MTQ) qui sort le plus écorché du document rédigé par le président de la commission, Pierre Marc Johnson, et les commissaires Armand Couture et Roger Nicolet. On y souligne notamment que le ministère n'a jamais «pris en compte la nature particulière du viaduc de la Concorde, fort bien connu du ministère, dans ses programmes d'inspection et de travaux».Le MTQ a également «manqué de rigueur dans la tenue des dossiers» portant sur le viaduc, a «toléré des dossiers incomplets et n'a pas cherché à les compléter». Il a même «toléré le non-respect de ses manuels eu égard à la conduite des inspections, en particulier en ce qui a trait à l'absence de collecte de données pertinentes essentielles au suivi à long terme de l'évolution de l'état de la structure».
Le document met en fait en lumière des lacunes sérieuses au sein de ce ministère et exige des réformes en profondeur pour en modifier la culture organisationnelle et les habitudes de travail. Au cours de la présentation du rapport, M. Johnson a d'ailleurs qualifié la «culture» dans ce ministère d'«un peu hermétique». Il a du même souffle soutenu que le MTQ avait «toléré l'ambiguïté dans l'imputabilité entre ingénieurs et entre unités administratives».
Il faut donc tirer des leçons de ce qui a été constaté par la commission, a expliqué Pierre Marc Johnson. «La rigueur professionnelle, l'exécution compétente et disciplinée des travaux et l'esprit de curiosité dans la recherche des causes de dommages constatés dans le processus d'inspection devraient en tout temps primer chez les ingénieurs, les constructeurs, les exécutants de travaux et les personnes voyant à l'inspection, l'entretien et la réparation des ouvrages. Il faut aussi établir clairement l'imputabilité des organisations quand vient le temps d'inspecter et de décider des interventions sur les ouvrages comme les ponts.»
La ministre des Transports, Julie Boulet, s'est d'ailleurs engagée hier à revoir en profondeur la culture au sein de son ministère. «On aura des pratiques différentes dans les années à venir», a-t-elle assuré. On devrait en savoir plus aujourd'hui.
Construction boiteuse
Si le ministère des Transports a mal fait son travail au cours de la durée de vie utile du viaduc de la Concorde, il avait néanmoins la responsabilité d'un «ouvrage fragile» dès sa construction, soulignent les auteurs du rapport, qui ont entendu 58 témoins. On dégage ainsi trois causes principales pour expliquer l'effondrement, toutes trois remontant à la construction.
Premier problème, les armatures en acier. La concentration de plusieurs types de barres d'armature sur un même plan «créait un plan de faiblesse où pouvait se développer de la fissuration», peut-on lire dans le document de quelque 200 pages, auquel il faut ajouter 25 000 pages d'annexes. Toutefois, même si la meilleure pratique n'a pas été utilisée dans la conception de l'ouvrage à tous les niveaux, l'ingénieur responsable de la conception de l'ouvrage n'a enfreint aucune des dispositions du code régissant la construction des ponts routiers qui était alors en vigueur. Les responsables de la conception ne sont donc pas blâmés.
Ensuite, «la mise en place fautive des aciers d'armature a transformé ce qui était un plan de faiblesse créé par un détail regrettable de conception en une zone de plus grande faiblesse qui s'est étendue vers l'intérieur de la structure», souligne le document.
«Pourquoi est-ce que ça a été mal posé? Parce que le travail a été mal fait, extraordinairement mal fait», a insisté M. Johnson, invoquant «une incurie inouïe sur ce chantier». Cette pose fautive résulte en effet d'un travail mal accompli par le poseur d'armature, d'une absence totale de contrôle de qualité de la part de l'entrepreneur et de son sous-traitant ainsi que de l'absence de surveillance attendue sur le chantier par les ingénieurs-conseils qui en avaient la responsabilité.
La commission blâme donc Inter State Paving (ISP) et ses dirigeants responsables du chantier pour avoir failli à leur obligation légale et contractuelle de livrer un ouvrage construit conformément aux plans et devis. Elle blâme aussi, et pour les mêmes raisons, la firme Acier d'armature de Montréal et son président, sous-contractant d'ISP. Elle blâme enfin la firme de génie-conseil Desjardins, Sauriol & associés (DSA), et ses dirigeants responsables du chantier, ainsi que l'ingénieur Marcel Dubois pour avoir failli à leurs obligations légales et contractuelles d'assurer une surveillance complète des travaux.
Enfin, le béton utilisé pour les culées du viaduc de la Concorde ne possédait pas les caractéristiques requises pour résister aux effets du gel-dégel en présence de sels fondants. «Il s'agissait en fait d'un béton résistant à la simple exposition à l'air plutôt qu'à l'eau et aux sels fondants, indique-t-on. Le devis spécial était confus quant au type de béton devant être utilisé.» Impossible, cependant, de déterminer où les erreurs ou omissions sont intervenues dans la chaîne de décisions.
Suivi déficient
En plus des trois principales causes de l'effondrement, qui ont fait consensus lors de la commission, le rapport dégage aussi des causes «contributoires» qui auraient pu favoriser la tragédie.
La première est la vulnérabilité de la structure aux «ruptures en cisaillement». Le viaduc de la Concorde — une dalle épaisse pleine — était effectivement dépourvu de l'armature en cisaillement qui lui aurait permis de mieux résister à l'effet combiné de la fissuration et de la dégradation du béton. Fait à noter, le code qui régit la construction des ponts routiers permet toujours, dans certaines circonstances, la construction de dalles épaisses sans armature en cisaillement.
Le devis produit pour les réparations menées en 1992 prévoyait en outre la pose d'une membrane d'étanchéité, ce qui permet de freiner la dégradation du béton. Or l'ingénieur responsable des travaux, Tiona Sanogo, a décidé de ne pas la mettre en place, estimant que le béton était trop dégradé. La commission lui a donc adressé un «reproche», jugeant qu'on aurait dû comprendre la nécessité d'installer la membrane, quitte pour cela à réparer la dalle.
Aussi, en 2004, l'ingénieur responsable de l'inspection du viaduc de la Concorde adressa une demande d'assistance à la Direction des structures. L'ingénieur dépêché sur les lieux ne mit en oeuvre aucun moyen additionnel à ceux utilisés lors des inspections normales effectués par l'inspecteur ayant requis son assistance et n'inspecta que la culée Est. Manque de rigueur, conclut la commission.
Recommandations
Pour empêcher que pareil effondrement ne se reproduise, 17 recommandations sont formulées. Elles ont toutes trait au resserrement de «l'encadrement législatif et réglementaire régissant la conception et la construction des ponts». Ainsi, les entrepreneurs généraux, dont la sélection serait d'ailleurs plus rigoureuse, devraient être tenus d'identifier les travaux faits par leur équipe et par celle des sous-traitants.
Le MTQ se doit aussi d'améliorer la tenue de ses dossiers, l'informatisation de ceux-ci et leur centralisation, en plus de clarifier les rôles de chacun et l'imputabilité des ingénieurs. Le ministère devrait également inscrire dans ses règles «l'obligation de poser un diagnostic lorsqu'un dommage est constaté», mais aussi «l'obligation de diagnostiquer aussi bien les problèmes touchant les matériaux que ceux de nature structurale».
Surtout, M. Johnson recommande de faire «une priorité nationale» de la remise en état des ponts, en injectant au minimum 500 millions de dollars par année, pendant 10 ans, «dans les ponts seulement», et que cette somme soit «protégée et pas divertie vers les routes». Pour financer un tel projet, on évoque un retour au péage sur les ponts et le recours au secteur privé.
Plus d'une centaine de personnes ont travaillé pour cette commission, qui a coûté près de six millions de dollars aux contribuables.