Le coût d'une baisse d'impôt

Monique Jérôme-Forget a été applaudie par les députés libéraux jeudi lors de la présentation de son budget.
Photo: Agence Reuters Monique Jérôme-Forget a été applaudie par les députés libéraux jeudi lors de la présentation de son budget.

Malgré la grogne des partis d'opposition, le gouvernement minoritaire de Jean Charest a maintenu son engagement de diminuer les impôts, mais il devra naviguer prudemment sur le plan financier, avertissent fiscalistes et économistes. Car si jamais son budget réussissait à passer le test de l'Assemblée nationale, Québec aurait tout un défi à relever: trouver le moyen de financer des baisses d'impôt qui friseront les deux milliards dès 2011.

Vers la toute fin du règne d'Yves Séguin, le ministère des Finances en était venu à une conclusion qui, avec le recul, paraît évidente: le gouvernement Charest ne disposait tout simplement pas d'une marge de manoeuvre suffisante pour honorer la promesse des baisses d'impôt d'un milliard faite en 2003. Quelques mois plus tard, son successeur, Michel Audet, le confirmait une fois pour toutes. Il n'était pas question, avait-il reconnu, de décréter des réductions «au détriment de la solidité financière du gouvernement ou des services».

Deux ans plus tard, avec l'aide des transferts fédéraux supplémentaires, le gouvernement Charest, malgré son statut minoritaire, a décidé de passer de la parole aux actes. Un cadeau fiscal inattendu de 950 millions, dont 250 millions étaient déjà prévus, annoncé dans le feu de la campagne électorale et visant carrément la classe moyenne. Un geste suffisamment controversé, toutefois, pour inciter les partis d'opposition à voter contre le budget et donc à mettre le gouvernement Charest en péril.

Car la marge de manoeuvre du gouvernement québécois, qui a consacré jeudi 98 % de ses nouvelles dépenses à la santé et à l'éducation, ne semble pas s'améliorer. À la lecture du budget de la ministre des Finances, Monique Jérôme-Forget, et selon plusieurs économistes, cette marge n'existe probablement pas: alors que les revenus de l'an dernier couvraient les dépenses, aujourd'hui ce n'est plus le cas. Et avec des dépenses qui augmentent trois fois plus vite que les revenus, le manque à gagner de 30 millions cette année se transformera dès l'an prochain en trou béant de 1,3 milliard.

Si le gouvernement prévoit des budgets équilibrés, c'est qu'il puisera généreusement dans une réserve spéciale de 1,3 milliard constituée l'an dernier. Cette année, Québec en prendra 200 millions. Et l'an prochain, il videra carrément la caisse, prenant le 1,1 milliard qu'il restera afin de boucher la majeure partie du trou dans ses finances.

Un manque de vision ?

«On peut être pour ou contre le budget, mais au moins on sait ou Mme Jérôme-Forget s'en va», dit Luc Godbout, professeur de fiscalité à l'Université de Sherbrooke. Il vient de participer à la rédaction d'un livre selon lequel il faudra redessiner les finances publiques de A à Z pour combattre les conséquences brutales du vieillissement de la population. «Sur la façon de faire, je préfère une baisse concrète à un 101e crédit d'impôt, dit-il. Mais ceci étant dit, a-t-on les moyens de réduire les impôts? Ce n'est pas clair.»

Au Mouvement Desjardins, l'équipe dirigée par l'économiste François Dupuis a aussi des interrogations à ce chapitre. «Un manque à gagner de plusieurs centaines de millions risque de survenir dès 2009-10», a-t-elle écrit sans détour dans sa note d'analyse, en évoquant un «manque de vision à moyen et à long terme». Il faut se demander si Québec ne sera pas forcé de hausser des tarifs, voire des taxes ou des impôts, conclut-elle.

La situation financière du Québec, en apparence du moins, s'est améliorée depuis les années 90, époque où les gouvernements ont commencé à s'appliquer à enrayer les déficits chroniques dans lesquels ils pataugeaient depuis des lustres. La loi antidéficit, votée en 1996, a fixé des cibles à atteindre et a interdit tout déficit à partir de l'exercice 1999-2000. Un effort auquel s'est greffé un programme de départs volontaires massif dans le secteur de la santé, dont les conséquences se font sentir depuis plusieurs années.

Pour les élections générales de 2003, le Parti libéral, las d'être dans l'opposition, sort l'artillerie lourde: un milliard de baisses d'impôt pendant cinq ans. Lorsqu'il arrive au pouvoir, la réalité le rattrape rapidement. Plutôt que de mettre en oeuvre des baisses massives tel que cela a été promis en grande pompe, le gouvernement Charest s'emploie donc à instaurer des mesures fiscales chirurgicales. Au fil du temps, on ne parle plus de réduire les impôts, mais de réduire le «fardeau fiscal». Deux ans après sa promesse, l'objectif premier était désormais de réduire l'écart entre le fardeau des Québécois et celui des autres provinces.

Le Vérificateur

Toujours en 2005, alors que le ministre des Finances constate le peu de marge de manoeuvre dont dispose le gouvernement, le Vérificateur général vient brasser la cage une première fois. La comptabilité de Québec sous-estime carrément les déficits, prévient alors Renaud Lachance. Par exemple, pour la seule année 2003-04, le déficit n'était pas de 358 millions mais plutôt de 1,67 milliard. Il va plus loin: M. Lachance croit que les excédents de 819 millions apparemment cumulés depuis l'adoption de la Loi sur l'équilibre budgétaire, en 1996, sont le fruit d'«artifices comptables». Québec, dit-il, diffuse l'«illusion de l'équilibre budgétaire» alors que ses livres devraient plutôt montrer un déficit total de 1,5 milliard.

Quel que soit l'état réel des finances pour les années antérieures, M. Godbout s'inquiète du fait que les dépenses commencent aujourd'hui à dépasser les revenus. Pour l'année 2008-09, Québec estime que ses dépenses augmenteront de 2,5 % alors que ses revenus progresseront de... 0,4 %. «La réserve budgétaire, c'est comme un verre d'eau qu'on place dans l'armoire. Au rythme où vont les choses, l'an prochain le verre sera vide. Or les baisses d'impôt, elles, vont être récurrentes!»

Si M. Godbout souhaite une chose, c'est que Québec ose un jour faire des projections budgétaires qui vont au-delà de deux ans, comme c'est présentement le cas. «Le gouvernement fédéral procède déjà avec un horizon de cinq ans», fait-il remarquer. Puisque Québec ne s'avance que de deux ans dans l'avenir, il est difficile de voir comment évolueront les gros morceaux du budget et quel sera l'impact de telle ou telle mesure.

Moins spectaculaire pour le commun des mortels, l'autre grosse mesure annoncée jeudi, l'abolition de la taxe sur le capital des entreprises, pèsera elle aussi sur les finances. Qualifiée d'inutile tant par le patronat que par les syndicats, cette taxe s'applique à la taille des entreprises. La faire disparaître coûtera cher: d'un impact de 88 millions cette année, la mesure prendra graduellement de l'ampleur jusqu'à réduire les revenus de Québec de 869 millions en 2011-12.

Bref, lorsqu'on ajoute les baisses de 950 millions dévoilées jeudi, c'est donc 1,8 milliard de dollars qui disparaîtront des revenus du gouvernement. «Avec les baisses d'impôt et la taxe sur le capital, dont l'effet sera grand à partir de la fin de 2010, comment on va faire pour financer tout ça?», demande Luc Godbout.

Économiste à la Financière Banque Nationale, Clément Gignac se pose précisément la même question. «Il y a plusieurs choses à considérer... Est-ce que les baisses d'impôt vont à ce point stimuler l'économie, et donc s'autofinancer? Y aura-t-il des économies provenant de la réduction de la taille de l'État? Les tarifs vont-ils augmenter plus vite que prévu? Ou encore, est-ce que le gouvernement Harper va encore jouer au père Noël?»

M. Gignac est lui aussi de cette école qui prône des projections économiques et budgétaires sur cinq ans. «Il y a une certaine gageure dans ce budget-là, dit-il. Ça touche son financement à long terme. Pour les deux premières années, on peut se dire que c'est moins grave parce qu'on puise dans une réserve, mais ce qui se passe dans trois ou quatre ans, pour moi c'est une interrogation, ajoute-il. Il y aura un manque à gagner.»

Puisque le système de santé accapare une partie énorme du budget de Québec, et que la tendance ne semble pas destinée à s'inverser, sa gestion offre peut-être une avenue potentielle pour rééquilibrer les finances. La possibilité est réelle. La ministre des Finances a annoncé que Claude Castonguay, ancien ministre de la Santé, présidera un groupe de travail pour étudier le financement du système.

Il sera question, entre autres, de proposer de nouvelles sources de financement et de préciser le rôle du secteur privé. «Peut-être que le groupe de M. Castonguay va nous arriver avec quelque chose pour trouver une façon de réduire la pression sur la croissance des dépenses en santé», dit M. Godbout. Québec pourrait alors se donner les moyens de colmater les déficits ailleurs dans son budget.

Revoir la comptabilité

Encore faudra-t-il être en mesure de bien évaluer l'ampleur du travail à effectuer. Le vérificateur a affirmé dans son dernier rapport que, si Québec appliquait les «principes comptables généralement reconnus» par l'Institut canadien des comptables agréés, l'année 2005-06 se serait soldée, non pas par l'équilibre budgétaire, mais par un déficit de 5,3 milliards. Une telle application des règles, comme c'est le cas en Ontario et en Colombie-Britannique, signifie que Québec devrait élargir son périmètre fiscal pour tenir compte, par exemple, des déficits faits par les hôpitaux de la province.

Après avoir rejeté cette proposition en craignant des effets «pervers», la ministre a profité du dévoilement de son premier budget pour se rallier à l'idée. Selon la progression des travaux, des ajustements pourraient être faits dès l'automne. Lors du huis clos pour le budget à Québec, Mme Jérôme-Forget a tenté de désamorcer la critique en ironisant sur la situation. «Vous allez dire que j'ai changé d'idée... Oui, j'ai changé d'idée! J'ai 66 ans, j'ai fait ça toute ma vie... »

À voir en vidéo